« L’homme foudroyé » de Blaise Cendrars

Quelques passages à propos de l’écriture

Ce train à la Jules Verne m’avait conquis et il est bon, quand on vient dans la solitude pour travailler à un livre, de se fixer à proximité d’une voie ferrée et de voir par sa fenêtre passer les trains. Ce trafic marque le temps et crée un lien entre la marche silencieuse de la pensée et l’activité bruyante du monde. On communie. On se sent moins seul. Et l’on comprend que l’on écrit pour les hommes.

Ce furent là les seules et uniques lignes que je devais écrire à l’Escayrol malgré les sommations de mon éditeur qui s’impatientait… Un écrivain ne doit jamais s’installer devant un panorama, aussi grandiose soit-il. J’avais oublié la règle. Comme saint Jérôme un écrivain doit travailler dans sa cellule. Tourner le dos. On a une page blanche à noircir. Écrire est une vue de l’esprit. C’est un travail ingrat qui mène à la solitude. On apprend cela à ses dépens et aujourd’hui je le remarque. Aujourd’hui je n’ai que faire d’un paysage, j’en ai trop vu ! « Le monde est ma représentation. » L’humanité vit dans la fiction. C’est pourquoi un conquérant veut toujours transformer le visage du monde à son image. Aujourd’hui, je voile même les miroirs. Tout le restant est littérature. On n’écrit que « soi ». C’est peut-être immoral. Je vis penché sur moi-même. « Je suis l’Autre. »

Tourner un film c’est tout le contraire que d’écrire un roman, c’est aussi passionnant à réaliser dans le vif qu’ennuyeux à en affubler le scénario 99 fois sur cent d’un conventionnel béat alors que matérialiser un roman par l’écriture est une corvée de tâcheron, aussi sombre et fastideuse au bout de 400 pages qu’il était un trouble divin et une ivresse de créateur d’en imaginer, souvent durant des années, les péripéties gratuitement.

Tout s’apprend. Tout arrive à son heure. Et tout ce que j’ai connu dans la vie, heurs et malheurs, m’a extraordinairement enrichi et servi chaque fois que je me suis mis à écrire. Je ne trempe pas ma plume dans un encrier, mais dans la vie. Écrire, ce n’est pas vivre. C’est peut-être se survivre. Mais rien n’est moins garanti. En tout cas, dans la vie courante et neuf fois sur dix, écrire… c’est peut-être abdiquer. J’ai dit.

J’ai si souvent vécu aux antipodes que j’en suis venu à juger des œuvres de mes contemporains sans indulgence. Ce n’est pas du mépris. Je ne suis pas pion. Mais lire à l’ombre d’une termitière ou installé le plus confortablement possible entre les racines aériennes d’un pilocarpe (tout en se méfiant des serpents), c’est lire comme la postérité le fera avec beaucoup de détachement et une soif ardente de connaissance. Ce n’est pas de la simple curiosité ou le désir de nouveauté. On veut savoir. Qu’est-ce que l’homme ? Comment vivait-on ?