Les représentants en librairie

Par Nila Kazar

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Longtemps j’ai méconnu le rôle-clé des représentants en librairie, qu’on appelle aussi diffuseurs, terme également appliqué en bout de chaîne aux libraires.

Mon premier contact avec eux a eu lieu au petit matin. J’ai été réveillée par une lettre que la concierge glissait sous la porte de ma micro-chambre de bonne. L’idée d’avoir le téléphone à domicile étant encore à mille lieues de devenir simplement envisageable, on ne me joignait jamais que par courrier. L’événement était si rare que je me suis immédiatement levée pour décacheter la lettre. Mon éditeur me convoquait deux heures plus tard pour présenter mon premier roman. À qui ? Aucune précision.

J’ai sauté dans mes pantoufles et j’ai poussé à fond le radiateur à huile. J’ai posé dessus le carton de lait du petit déjeuner, qui avait gelé pendant la nuit et s’était transformé en paillettes bien pratiques en termes d’économie d’espace. Nul besoin de frigo, l’hiver suffisait.

En arrivant chez l’éditeur, dans la salle de réunion souterraine, tout essoufflée d’avoir couru, je tremblais comme une feuille. D’abord parce que je ne savais pas quoi dire. Je croyais qu’il me suffisait d’écrire, et que tout le reste appartenait aux professionnels. Je n’avais aucun recul sur mon roman, je n’avais pas préparé de discours pour le « défendre », selon le terme en usage (en l’écrivant, je me vois toujours enfiler une cotte de mailles et coiffer un heaume, empoigner une lance et affronter en tournoi mes rivaux, tchak, poïng).

tournoi-de-chevaliers

Ensuite parce que je ne savais pas du tout qui étaient et ce que faisaient les messieurs (uniquement des hommes à l’époque) d’âge mûr et fort impressionnants pour le bébé-écrivain que j’étais, assemblés dans un silence recueilli autour de la grande table ovale. Malgré la présence rassurante de mon éditeur qui n’avait pas eu le temps de me briefer avant, je crevais de trouille. Surtout que l’un d’eux, que j’avais identifié comme le chef de meute, avait enclenché un petit magnéto-cassette pour capter mes balbutiements hachés par le trac…

Trop timide, je n’ai pas osé demander, une fois l’épreuve terminée, à quoi servait cette réunion. Longtemps après, j’apprendrai qu’on appelle familièrement ces messieurs les « représ’ » (représentants). Ils sont les VRP du livre, les arrière-petits-cousins de ces vendeurs de bibles ou d’encyclopédies à domicile dont les films américains nous présentent parfois l’ingrate mission. Leur rôle d’intermédiaires est essentiel dans la commercialisation du livre.

Pourquoi ?

Quelle que soit la qualité du livre, quelle que soit sa couverture médiatique, s’il n’est pas visible sur les points de vente, ce sera à coup sûr un échec commercial.

Reprenons l’exemple de mon dernier bouquin, ce document d’intérêt général déjà évoqué dans ce blog : 475 exemplaires ont été mis en place à sa parution – diffusion très maigrichonne sur la France entière. Pas de miracle : seuls 315 exemplaires ont été vendus la première année, hors ventes en ligne et avant « réassort’ » (réassortiment), malgré une couverture médiatique honorable (voir ici).

Qu’est-ce qui explique concrètement ce score médiocre ?

  1. L’acheteur potentiel m’entend parler à la radio, il est intéressé par le sujet, il mémorise le titre. Naturellement, il va l’oublier très vite. Mettons qu’il passe dans sa librairie habituelle dans les jours qui suivent et qu’il n’y trouve pas mon ouvrage: la vente est définitivement perdue.
  2. L’acheteur potentiel n’a jamais entendu parler de mon livre, mais il est intéressé par le sujet. Il passe dans sa librairie habituelle pour une toute autre raison, et là, il ne tombe pas par hasard sur mon ouvrage au milieu des autres : la vente est définitivement perdue.

La visibilité et la longévité (souvent grâce au bouche-à-oreille) sont les clés du succès. Dans l’Ancien monde, mon troisième roman est resté deux ans en vitrine dans une librairie située Place de l’Odéon, à Paris. J’ai vu littéralement se faner les couleurs de la yaourtscouverture au fil des saisons. (Vous n’avez pas connu cet Ancien monde, où les linéaires de yaourts dans les supermarchés mesuraient tout au plus un mètre cinquante ? Quel dommage…) Ça laissait à un titre et un auteur tout le temps nécessaire pour s’installer dans le paysage littéraire.

Attention, je ne suis pas du tout en train d’imputer mes échecs commerciaux aux seuls représentants. Là encore, il s’agit de décrire un système défaillant, à bout de souffle, et surtout, de dénoncer une offre pléthorique structurelle (67.000 nouveautés par an en France) dont les représ sont les premières victimes.

Au fait, en quoi consiste leur travail ?

Il complète le système de l’office décrit ici. Les représ se déplacent à la rencontre de chaque responsable de point de vente pour lui présenter le programme éditorial des deux ou trois mois à venir, et tenter de le convaincre de passer des commandes fermes – ce qu’on appelle les « notés ». Pour chaque titre ils disposent d’une minute environ, restant souvent debout, et rarement dans un coin retiré. Leur situation n’a rien de confortable et leurs nuits passées dans des hôtels perdus, loin de leurs proches, n’ont rien de glorieux. Pour mieux le comprendre, lisez ce témoignage de l’un d’entre eux.

Les représ sont classés par niveaux et par secteurs (régions ou départements). En gros, la segmentation des points de vente distingue un premier niveau constitué par les grandes librairies et grandes surfaces culturelles, qui sont visitées plus fréquemment et obtiennent des remises plus élevées (les trois-quarts du chiffre d’affaires des diffuseurs). Un deuxième niveau regroupe les points de vente de proximité, les supermarchés et les magasins populaires. Enfin les petits détaillants et les points de vente occasionnels (par exemple les salons du livre) forment le troisième niveau ; ils s’approvisionnent directement auprès de grossistes ou des plateformes régionales des distributeurs, et n’ont donc pas affaire aux représ.

Tous les deux mois, et environ quatre mois avant parution, les représ sont convoqués à une réunion diffuseurs où le planning de nouveautés du groupe (plusieurs maisons) leur est présenté par les éditeurs, les dirdecols, et parfois les auteurs eux-mêmes (c’est ce qui m’est arrivé ce fameux matin frisquet où j’ai été réveillée par une lettre).

Pendant deux jours ils sont logés, nourris, et gavés de programmes inflationnistes (Fred le libraire décrit tout cela avec beaucoup de verve dans son blog). On leur remet un dossier concocté par le service communication ou par les éditeurs. Chaque nouveau titre est décrit dans une « fiche repré’ » ou « argu’ diffuseur » (argumentaire), contenant des métadonnées telles que le prix public, la date de mise en vente, l’ISBN, plus le visuel de couverture en couleur, un synopsis et les arguments à mettre en avant.

Puisque j’ai fait mon coming-out récemment, vous savez que j’ai été un temps dirdecol. J’ai constaté qu’une question revenait de plus en plus souvent dans les réunions des représ : « Dans quel rayon faut-il le mettre ? » Ce qui confirme que les catégories de genres sont de plus en plus nombreuses et étroites. Voyons, dans quel rayon mettriez-vous Jules Verne (l’auteur français le plus vendu au monde, encore de nos jours), messieurs et (depuis dix-quinze ans) mesdames ? Jeunesse ? Vulgarisation scientifique ? Aventures ? Voyage ? Anticipation ? Fantastique ?

Tout à fait comme pour les yaourts. Nature ? Aux fruits ? Allégés en matière grasse ? Avec ou sans édulcorants ? Additionnés en… Aaaarrgh !

J’ai aussi remarqué empiriquement que mieux valait passer devant les représ le premier jour avant le déjeuner, que le second jour après le déjeuner, pour des raisons évidentes. Les pauvres sont épuisés, saturés d’informations, et vous ne pouvez espérer capter leur attention qu’un très court instant.

cancan_Renoir_MoutonAh, douce Tania, t’en souvient-il, ma mie ? (L’adorable Tania était notre chargée de communication.) Nous nous creusions la tête pour imaginer quelque chose qui sortirait du lot notre camelote, qui arracherait les représ à leur torpeur post-prandiale, qui leur prouverait à quel point nos livres étaient différents, meilleurs, tellement plus dignes d’être « défendus » (ouille) que les autres. Nous avions envisagé de nous costumer, de nous grimer, de monter sur la table et de danser un french cancan endiablé… Sans jamais passer à l’acte, bien sûr. Ah, Taniouchka,  je ne dirai pas que c’était le bon temps, mais au moins, on rigolait bien dans les intervalles où on ne bossait pas comme des malades.

Si l’auteur est convié à cette cérémonie, la règle d’or pour réussir l’épreuve se résume à ceci : « Pitchez votre livre en trois minutes chrono. » Vous avez drôlement intérêt à vous préparer, à répéter comme pour passer une scène de théâtre. Longueur du résumé, deux lignes maximum. Nombre de points forts, pas plus de trois. Ordre d’apparition : le plus important en premier. Pour conclure : une pirouette, un clin d’œil, un jeu de mots. Faites-les rire, ou du moins, arrachez-leur un sourire ! Ils en conserveront peut-être une vague impression de chaleur, qui aura des chances de se raviver lorsque, devant le libraire, votre fiche tombera à nouveau sous leurs yeux.

Et surtout, ne dépassez jamais le temps qui vous est imparti : les représ vous en seront reconnaissants.

Tiens, je vais terminer ce billet comme je l’ai commencé, par une histoire vraie. Celle-ci a lieu un quart de siècle plus tard, et c’est désormais un écrivain blasé qui s’exprime :

Hier, en fin d’après-midi, je devais présenter mon nouveau livre aux diffuseurs. Il faisait très froid dans le hall sans âme de l’hôtel. Et malédiction ! le bar était fermé. Aucun espoir de se réchauffer. Je faisais antichambre incognito (un domaine où j’excelle, l’incognito) en compagnie de quelques dirdecols et autres commerciaux, plus trois personnalités : Pénal, pape du polar, Surin, éminence grise, et un type très sympathique, qui s’avéra avoir dirigé la section espagnole d’un grand périodique.
J’écoutais sans y prendre part les propos qu’échangeaient ces gens bien informés. On s’attaqua d’abord au supplément littéraire du quotidien de référence, qui en prit pour son grade. On le compara à son homologue new-yorkais, à l’avantage duquel ? devinez. On s’étonna que des gens continuent à lire ce torchon, fort peu nombreux à la vérité. Mais que voulez-vous, les auteurs, eux, appréciaient toujours d’y obtenir une critique, pour leur image de marque.
Je commentai mezzo-voce : « Ce qui est bizarre avec le prestige, c’est qu’il perdure au-delà de toute raison. Un peu comme la lumière fossile d’un astre mort. » Les barons des lettres me jetèrent un coup d’œil pour la première fois. « Bien dit ! fit l’un. – Le sens de la formule ! approuva l’autre. – Vous devriez écrire », suggéra le troisième. J’opinai modestement : « Je vais y penser », murmurai-je.
La conversation dévia sur les stars féminines du cinéma d’antan. Surin détestait Marlène Dietrich, Pénal l’idolâtrait. Greta Garbo fut jugée unanimement masculine. « Et Ava Gardner ? » intervins-je. À nouveau, je tombai juste : Gardner était sublime, désirable pour l’éternité. Nous nous sentions soudain très proches les uns des autres.
Je ne sais comment, l’Espagnol en vint à mentionner ses tatouages. Il révéla qu’il en avait sur tout le corps (ce n’était pas un géant). « Un pour chaque livre », fit-il, mystérieux, en ouvrant un bouton de col afin de nous montrer un échantillon. « Mais ça ferait un merveilleux sujet de roman, m’exclamai-je. Un chapitre par tatouage, imaginez l’histoire fantastique que ça pourrait donner ! » Lui me tutoyait déjà, à l’espagnole. Nous nous aimions tendrement.
C’est alors qu’il fut appelé dans la salle où l’on officiait. Il fournit sa prestation de trois minutes et ressortit. « Alors, vous leur avez parlé de vos tatouages ? » demandai-je, enjôleuse. Il secoua la tête. Nous échangeâmes encore quelques mots. J’appris qu’il était le père d’un chanteur connu de tous, sauf de moi.
Entre-temps, Pénal et Surin s’étaient fait la malle sans nous saluer. L’Espagnol s’éclipsa à son tour. Je continuai à poireauter, seule dans le hall glacial.
Bientôt ce serait mon tour. Je n’avais plus peur, mais c’était beaucoup moins excitant qu’autrefois.


Des questions, des commentaires ? Allez voir un peu plus bas ! Et si l’envie vous taraude de goûter à mes écrits, ne résistez plus : mon dernier roman, Platonik, est ici (imprimé ou numérique). Pour vous en donner le goût, vous pouvez lire cette chronique-ci, ou celle-là !

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7 réflexions au sujet de « Les représentants en librairie »

  1. Quand je me suis mis en tête, avec une grande naïveté, de chercher mon premier opus (chez un éditeur du groupe Editis) dans les grandes librairies, puis dans les hypers, puis dans les petites librairies, j’ai eu beaucoup de mal à en trouver quelques exemplaires. Sauf bien sûr chez les libraires qui avaient eu un « coup de cœur », et eux, je leur aurais bien sauté au cou!
    Le livre suivant, je l’ai trouvé dans les rayons alpins pour une histoire chilienne. Le raccourci m’a échappé…
    Je crois que le représentant appartient à la vente, la promotion « à la papa ». Rares sont les libraires qui ont le temps et le goût de lire des ouvrages et d’en faire des fiches pour les recommander. C’est dommage, le livre est devenu un produit de consommation comme un autre, avec le « vu à la TV » et sa date de péremption.

    1. Même si vos livres sont peu visibles sur les points de vente, vous devez leur présence aux représentants « à la papa ». Ne tirez pas sur l’ambulance, Maeckie! Mais c’est vrai que le livre est devenu depuis longtemps un produit comme les autres.

  2. Bonjour Nila,

    Effectivement, ce témoignage vu de l’intérieur est passionnant pour des auto-édités qui n’ont jamais rencontré ces VRP du livre. Parmi tous les professionnels qui gravitent autour des éditeurs, les représentants sont ceux qui se salissent le plus les mains, en se frottant à la réalité matérielle du commerce littéraire. Dans un monde parfait, ils n’existeraient pas, ce qui explique pourquoi la plupart des lecteurs ignorent leur existence. Non, les libraires ne choisissent pas eux-mêmes les livres qu’ils vendent, par exemple en lisant au préalable les parutions des grands éditeurs. Quelqu’un leur mâche leur travail, en leur présentant un argumentaire bien étudié. Cela n’a rien de choquant en soi, mais cela impose de réviser le cliché du « livre qui n’est pas un produit ». Et si le livre est un produit, cela signifie que les auteurs sont des fournisseurs, pouvant prétendre à une rémunération proportionnelle, sinon à leur travail, du moins à leurs ventes. Mais là, je m’égare…

    1. Ah que non, vous ne vous égarez pas du tout 😉
      Ce n’est pas évident de proposer autant de nouveautés tous les deux mois – un métier de chien, je trouve.
      Mais pitcher son livre en trois minutes n’est pas évident non plus pour un malheureux auteur…

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