Les médias traditionnels font-ils vendre des livres?

Par Nila Kazar

#médias #prescripteur #recommandation #critiquelittéraire #servicedepresse #attachéedepresse 

Longtemps j’ai cru qu’il existait une corrélation directe entre la couverture médiatique d’un livre et ses ventes.

Et devinez quoi ? Cette corrélation a bel et bien existé pendant des décennies. J’ai connu et profité de cet âge d’or. Mais j’en suis venue à la conclusion que c’était fini. La mutation s’est opérée en douceur, et il m’a fallu du temps pour en prendre acte. Quand les choses cessent de fonctionner comme d’habitude, on se dit qu’il s’agit d’un accident et que tout va repartir comme avant au prochain article de magazine, à la prochaine émission de radio. Eh non !

Puisque j’essaye, dans ce blog, d’expliquer en quoi « l’ancien canal est bouché », je me suis demandé pourquoi les prescripteurs qu’étaient les critiques littéraires il y a vingt ans ont perdu presque toute influence.

PresseLitteraireDans l’industrie du livre, on s’accorde à penser que c’est lié aux nouvelles technologies et à l’évolution des pratiques culturelles. Le lecteur s’est détourné des suppléments littéraires papier pour effectuer ses requêtes directement sur les sites de vente en ligne ou sur les blogs spécialisés. Il se fie davantage aux commentaires et aux évaluations des autres lecteurs, ses pairs, qu’à la supposée expertise des critiques professionnels.

De plus, dans tous les médias l’espace dévolu aux livres se réduit, pour faire place à des formes d’expression et modes de diffusion nouveaux (les web-séries, par exemple, ou les ré-éditions en Blu-ray).

Les blogs littéraires suppléent en partie à ce manque, mais leur pouvoir de prescription n’est pas encore clairement établi – quoique, depuis quelques années, certains blogueurs reçoivent des ouvrages gratuits en service de presse, indice que leur légitimité s’accroît.

Je trouve que la radio est actuellement le meilleur média pour parler des livres avec un peu de profondeur et de finesse. Surtout sur le service public, il y a de merveilleuses émissions. Ce qui ne veut pas dire qu’elles font vendre… Avant tout, elles contribuent à développer l’aura et la réputation de l’écrivain (personal brand). Ce qui n’est pas si mal, et qui, à long terme, influera aussi sur les ventes.

Des éditeurs actifs et entreprenants essayent de remédier au problème par un travail de terrain : création de liens privilégiés avec les libraires, participation à des événements mettant en relation auteurs et lecteurs, tels que salons du livre, festivals, rencontres-débats et signatures.

Mais les auteurs ne sont pas tous invités à ces manifestations pourtant innombrables. Et on ne trouve pas toujours, dans la maison d’édition, une personne chargée des démarches nécessaires. Voyant que rien ne bougeait, il m’est arrivé une fois d’acheter des exemplaires de mon propre livre, de les poster à des responsables de festivals, de relancer… et d’être invitée. Super ! Sauf que ce n’est pas mon job, je suis juste l’auteur, moi.

Parfois il n’y a pas du tout de couverture médiatique. Et parfois, disons-le carrément, c’est la faute de l’attachée de presse (profession presque exclusivement féminine). L’AP a un pouvoir énorme sur le destin d’une nouveauté, et elle peut le saboter sans problème. (Il se peut que Machin lui ait soufflé de concentrer ses efforts sur d’autres nouveautés, mais sûrement pas de saboter celle-ci.)

Puisqu’on se dit tout, voici deux anecdotes authentiques, labellisées Anti-Pinocchio :

  1. Une attachée de presse m’affirme froidement, trois semaines après l’envoi du service de presse (environ 200 exemplaires) et deux semaines après la sortie d’un roman (en 2007) : « C’est mort, ça n’intéresse personne.» Quand on sait qu’il faut parfois six mois d’efforts pour décrocher un article sur un support envié… Et sortir un truc aussi brutal à l’auteur tout fragile, dépendant de sa bonne volonté, c’est, comment dire… sadique ?
  2. Une autre AP refuse – sans me consulter – un portrait de huit minutes en access prime time le dimanche sur TF1 (en 2013). Punaise, il y a des millions de gens devant leur poste à cette heure-là ! Quand je lui demande pourquoi, j’ai droit à ceci : « Vous allez vous faire bouffer toute crue, ces sangsues chercheront à vous faire cracher ce que vous ne voulez pas dire… » En fait, je devine chez elle une position de principe, un préjugé.

Bulle

Ces deux perles illustrent bien la façon dont on vous traite quand vous n’avez pas beaucoup de poids dans la maison. Il vaut mieux être conscient de cette réalité déplaisante pour amortir les déceptions. Doit-on assumer soi-même ce que Machin s’est engagé à faire par contrat, à savoir : « s’employer à procurer à l’ouvrage, par une diffusion dans le public et auprès des tiers susceptibles d’être intéressés, les conditions favorables à son exploitation sous toutes ses formes » ? Chacun appréciera, mais franchement, au risque de me répéter : mon boulot à moi, c’est d’écrire…

[Un ami qui a lu ce billet en avant-première a trouvé son ton trop amer. Tant pis, j’ai décidé de jouer la carte de la sincérité ! D’ailleurs, je vais en rajouter tout de suite dans l’auto-humiliation 😉 :]

Pour vous donner une idée très concrète de la dé-corrélation entre couverture médiatique et ventes, j’ai mis en regard les chiffres de vente de mon dernier bouquin – un document d’intérêt général – avec les « événements » médiatiques qui les précédaient d’une à deux semaines (chiffres tirés d’Edistat qui, je le rappelle, ne comptabilise pas les ventes en ligne et hors Hexagone) :

  • Entrefilet dans L’Obs, 60 exemplaires (mais comme c’était aussi le lancement du bouquin, on ne peut pas être certain de la corrélation)
  • Émission Service Public sur France Inter, 0 exemplaire
  • Émission 7 Milliards de voisins sur RFI, 11 exemplaires
  • Deux pages dans un magazine alsacien, 11 exemplaires
  • Entrefilet dans Les Échos, 0 exemplaire
  • Émission sur une radio locale, 0 exemplaire
  • Émission Le Bien public sur France Culture, 6 exemplaires
  • Émission TV sur Canal 31 Île-de-France, 0 exemplaire ; rediffusion de la même émission, 0 exemplaire
  • Deux pages dans le magazine spécialisé Culture Droit, 0 exemplaire
  • Long article sur un site web spécialisé, 11 exemplaires

Il n’y a pratiquement plus aucune corrélation ! Et cette observation est confirmée par les confrères mid-listers interrogés, y compris étrangers, et par des copains éditeurs. Les médias tradis ne font plus vendre (sauf une ou deux émissions de télé), ils améliorent seulement l’image de l’auteur. Le phénomène est général. Voilà pourquoi il est essentiel que le livre soit bien diffusé : sa visibilité sur les points de vente est sa seule chance de survie. (Je vous rassure, le livre en question s’est tout de même vendu à quelques centaines d’exemplaires.)

Pour aller plus loin sur la décadence de la critique et les pratiques émergentes en ce domaine, jetez donc un coup d’œil sur cette étude remarquable de Frédéric Martel (en fait, elle vaut la peine d’être lue intégralement). Il y dépeint l’avènement de ce qu’il nomme la smart curation, la recommandation intelligente. Le mot d’ordre en est : « The machine will be the critic. » Autrement dit, l’agrégation de contenus, les algorithmes d’indexation et leur manipulation par un référencement travaillé et l’usage calculé de mots-clés, sont en passe de se substituer aux critiques d’antan dans la prescription culturelle.

Juste un échantillon (accrochez-vous, ça vaut le coup) :

La prescription traditionnelle n’a pas disparu, mais partout, les journalistes que j’ai interrogés depuis plusieurs années dans une cinquantaine de pays reconnaissent que « quelque chose est en train de se passer ». Internet induit par nature la fin des hiérarchies, la désintermédiation, la décentralisation, la disparition des légitimités élitistes – autant d’évolutions qui affectent inévitablement la critique. On entre dans une culture qui se caractérise par des « conversations » et non plus par des arguments d’autorité, une culture où la recommandation devient centrale, mais où les prescripteurs se démultiplient aussi, et à l’infini. La légitimité sur Internet ne dépend plus seulement du statut social, des diplômes ou des connaissances acquises, comme dans l’univers du papier, mais intègre de nouveaux critères comme l’e-reputation, la popularité, la « communauté » à laquelle on appartient, ou celle que l’on a rassemblée autour de soi. Le modèle hiérarchique top-down de la critique culturelle traditionnelle s’essouffle partout. C’est la grande « disruption » des hiérarchies.

On n’est pas sortis de l’auberge numérique, à mon humble avis.


Des questions, des commentaires ? Allez voir un peu plus bas ! Et si l’envie vous taraude de goûter à mes écrits, ne résistez plus : mon dernier roman, Platonik, est ici (imprimé ou numérique). Pour vous en donner le goût, vous pouvez lire cette chronique-ci, ou celle-là !

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11 réflexions au sujet de « Les médias traditionnels font-ils vendre des livres? »

  1. Article clair et sans concession que tout auteur souhaitant être publié devrait lire! Pour lui ôter ses illusions…
    Ceci dit, dans les exemples donnés, il s’agit d’auteurs normaux, « lambda », pas d’un auteur pour qui l’éditeur, la presse et la TV ont organisé un battage médiatique destiné à propulser un ouvrage intéressant, à peu près correctement écrit (et encore, ce n’est pas toujours le cas) au statut de best seller. La « Grosse Bertha », ça marche!
    Et oui, le pouvoir de l’attaché de presse est souvent exorbitant.

    1. Merci! Oui, il s’agit en effet d’aventures typiques du mid-lister, les quelques stars font figure d’exception. C’est vrai que je cite exprès des exemples que je trouve scandaleux, il y a aussi des AP efficaces et adorables. On ne peut pas les choisir soi-même, c’est ça l’ennui…

  2. J’avoue que la perte d’influence des critiques n’est pas pour me déplaire. Il y avait trop de consanguinité et de complaisance dans les chroniques publiées par la presse écrite, trop de renvois d’ascenseurs et de calculs éditoriaux.

    Le problème, avec internet et la recommandation par algorithme, c’est qu’elle dépend très largement du bon vouloir des plateformes. Amazon, pour l’instant, permet encore à des inconnus de faire à peu près jeu égal avec des têtes de gondole, mais avec la croissance exponentielle de l’offre, il faut souvent fournir énormément d’efforts pour lancer son livre et entretenir sa visibilité.

    Il n’en est pas de même des rencontres concrètes avec les lecteurs, dans des salons ou des librairies. Elles présentent un énorme avantage : seuls les auteurs physiquement présents vendent leurs ouvrages, sans souffrir de la concurrence d’un million d’autres auteurs. Même si je suis dans ce domaine encore un débutant (première séance de dédicace samedi prochain), je crois beaucoup dans cette façon de créer des relations avec les lecteurs.

    1. Très juste, votre remarque sur les critiques à l’ancienne. Du coup, on se rėjouirait presque de les voir remis à leur place!
      Je vous souhaite plein de belles rencontres pour votre baptême de salon du livre. J’espère que vous nous raconterez ça…

  3. Je rebondis sur les propos enthousiastes de Guy Morant en ce qui concerne la rencontre avec le lecteur. Pas de règle! Je serais tentée de dire pour paraphraser une formule connue: autant de salons, autant de comportements ! Pour en avoir « faits », ou subis, quelques-uns, j’ai constaté qu’on peut susciter l’intérêt, vendre jusqu’à vider le stock du libraire qui vous a invité, mais on peut aussi être totalement ignoré! Pour un même livre, un même auteur. Et pas uniquement si vous vous trouvez coincé entre Wladimir Fedorovski et Jean-François Kahn (mais là vous êtes invisible). Les séances de dédicaces, dans une librairie généralement, sont plus conviviales à condition de bannir toute timidité. Le lecteur potentiel vous tient, vous et personne d’autre! Donc, le risque est de se faire phagocyter par un interlocuteur (pas forcément lecteur) qui s’approprie gentiment l’auteur qu’il a face à lui.
    Bref, ce n’est jamais gagné et très fatigant, il faut « vendre » son livre!
    Il n’y a que les auteurs célèbres qui, pressés par une file de lecteurs tenant religieusement leur opus sous le bras, dédicacent silencieusement « pour Totoche », sans même vous regarder.
    Ceci dit, c’est vrai, il y a de belles rencontres avec des lecteurs.
    Pour mon dernier roman, j’ai été privée de promotion, rien si ce n’est deux séances de signatures ; ces contacts m’ont manqué. Et si les lecteurs vous boudent dans un salon, rien n’interdit de papoter avec d’autres auteurs!

    1. Vous décrivez très bien les aléas de l’exercice, mais laissez à Guy qui le découvre un peu de fraîcheur et d’enthousiasme! C’est vrai qu’il faut rester actif et disponible sur son stand, ne pas s’avachir. C’est vrai aussi que les stars vous carbonisent. Mais, mais…
      Avec le temps on se rôde et on assure de mieux en mieux. On noue de belles amitiés avec les consoeurs et confrères, on a plaisir à les retrouver. Et on se sent plus et mieux relié à des gens qui, malgré tout, se passionnent pour les mêmes choses que vous: livre, écriture, lecture… C’est réconfortant.

    1. Oublié de préciser : le fait que les éditeurs continuent d’adresser autant de SP aux journaux n’est pas en contradiction avec cette analyse, parce que leur objectif n’est pas uniquement la promotion de tel ou tel livre, mais de leur image de marque en tant qu’éditeur (une dimension à prendre en compte dans l’auto-édition).

    2. Intéressant article, mais… déjà un peu daté, il me semble!
      «Nous sommes dans une situation très nouvelle, qui correspond à un émiettement de la prescription», dit Jérôme Garcin en 2009.
      Exact. Et en 2016, cette évolution se fait à marches forcées. La recommandation supplante peu à peu la critique.
      Eh oui, le copinage et le renvoi d’ascenseur des critiques tradis ont une responsabilité là-dedans, mais surtout les changements d’habitudes des lecteurs connectés.

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