Tous écrivains ?

Par Nila Kazar 

#EmilCioran #Platon #SamuelBeckett #BorisCyrulnik #AlbertCamus #ErnestoSabato

Longtemps je me suis demandé pourquoi la France était une nation d’aspirants-écrivains.

Dans les années 80, le philosophe Emil Cioran citait une remarque de sa concierge, qui sans doute ignorait tout de ses coupables activités : « Les Français ne veulent plus travailler, ils veulent tous écrire ».

Nous savons tous que l’écriture n’est pas un travail et ne requiert aucun effort, aucune compétence. Non ?

En tout cas, la concierge de Cioran le croyait. Sans doute trouvait-elle que les artistes bohêmes qui menaient une vie dissolue dans les mansardes de son immeuble parisien n’en fichaient pas une rame, ce tas de parasites ! D’ailleurs, Cioran lui-même occupait une humble suite de chambres de bonne. Quant à savoir s’il se la coulait douce, ses œuvres n’en donnent pas l’impression.

Pendant mes années d’apprentissage, une cadre d’entreprise m’a affirmé qu’à son avis, les écrivains ne devraient pas avoir le droit de vote, car ils ne contribuent pas à la société. Stupéfaite, je lui ai demandé si elle parlait sérieusement. C’était le cas.

Bon, Platon déjà voulait exclure les poètes de la Cité, mais on aurait pu espérer que les choses évolueraient en 25 siècles ! Il faut se faire une raison : pour beaucoup de gens, nous ne servons à rien, nous sommes des fainéants, des bons-à-rien, voire des vauriens.

Mais dans ce cas – quel paradoxe – comment expliquer que la France soit atteinte d’écrivite galopante ? Car c’est une maladie très française de se vouloir écrivain. De récentes enquêtes nous informent qu’un Français sur trois rêve de le devenir à l’occasion, ou bien cache un manuscrit dans ses tiroirs qu’il compte publier un jour. Il y a vingt ans, ce ratio était de un sur quatre, ce qui me semblait déjà énorme.

(Soit dit en passant, pourquoi pas sculpteur ou compositeur ? On entend rarement : « J’aurais tellement voulu être graveur ». Ne serait-ce pas parce qu’écrire paraît – à tort – à la portée de tout le monde ? Alors que maîtriser les techniques de la gravure, de l’estampe, du vernis mou… autre paire de manches !)

Un autre symptôme : aux XXet XXIsiècles, de nombreux présidents de la République française, ministres, chefs de parti ont publié des livres, et pas seulement au sujet de leur programme politique ou de leur bilan. Comme si la culture était un gage de sérieux, de crédibilité. Comme si la publication leur assurait un complément de prestige, légitimait leur ambition…

Je me suis souvent interrogée là-dessus. Il y a sans doute une part de tradition culturelle, car la France a connu quatre siècles d’or consécutifs en littérature, alors que les autres nations n’en ont eu qu’un, et encore, pas toutes. (J’avoue ne pas savoir si d’autres pays sont affectés d’écrivite galopante. Si un lecteur de ce blog a des lumières, je serais intéressée de les connaître afin d’établir des comparaisons.)

Dans ce désir de devenir écrivain – ou du moins, d’être considéré comme tel –, qu’est-ce qui est en jeu ? Pour tenter de répondre, je vais recourir à mon expérience personnelle. Mes réflexions seront par conséquent limitées. Je rappelle au préalable, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, que j’ai toujours placé l’écriture et la littérature AVANT tout le reste dans ma vie. Ce qui est un cas de figure assez extrême dans la palette des possibles, vous en conviendrez 😉

Autrefois, je croisais souvent des gens qui, quand ils apprenaient la nature de mon activité, s’exclamaient : « Quelle chance vous avez, j’aurais tellement voulu écrire ! »

Face à cela, j’étais prise d’un désir sardonique de riposter : « Ah bon ! Mais dites-moi, qu’est-ce qui vous en a empêché ? »

Samuel Beckett par Gisèle Freund, IMEC, Fonds MCC

D’abord, l’idée qu’il puisse s’agir d’une chance m’étonnait par sa fausseté ; il s’agit plutôt d’une fatalité, à vrai dire. Comme disait Samuel Beckett quand on lui demandait pourquoi il écrivait : « Bon qu’à ça ». Ce n’est pas du tout une pirouette ! Au début de sa vie d’adulte, on fait souvent diverses tentatives de « normalisation » qui échouent l’une après l’autre, si bien qu’on finit par se résigner à son inaptitude à incarner de façon crédible un autre avatar que celui d’écrivain.

Ensuite, Boris Cyrulnik cite dans ses ouvrages des études scientifiques réalisées sur des échantillons d’écrivains. L’une conclut qu’il y a deux fois plus de troubles mentaux chez eux que dans la population générale ; l’autre, que 40% des écrivains ont gravement souffert dans leur enfance, contre 12% dans la population générale. Ainsi que je me plaisais à le dire longtemps avant de lire cet auteur : « Une enfance malheureuse est une condition nécessaire mais non suffisante pour faire un écrivain » 😉

Alors, de quelle « chance » parlaient ces braves gens (souvent des fonctionnaires de la culture ou des universitaires) ? Moi, je trouvais que le prix à payer était exorbitant en termes de marginalité et de précarité. Attention, je n’ai rien d’un auteur maudit, je ne me plains pas. Je dis juste : marginalité, du fait de l’indépendance totale que réclame cet art si on le prend au sérieux, et précarité, pour des raisons économiques évidentes.

Mais Albert Camus ne disait-il pas : « Ce qui fait la noblesse du métier d’écrivain, c’est la résistance à l’oppression et le consentement à la solitude » ?

Donc, à l’abri de leur statut social protecteur, ces gens-là m’enviaient. Mais qu’enviaient-ils exactement ? Eh bien, d’abord le fameux (et toujours mystérieux) prestige, qui à mon avis est une rémanence de l’image du Grantécrivain datant du XIXsiècle. Et ensuite – je l’ai compris plus tard – ils enviaient ma liberté. J’avais osé faire ce dont ils rêvaient ; je m’étais arrogé cette audace insensée.

Quand j’ai quitté l’université (où je réussissais sans problème), parce que j’avais compris que les études de lettres, telles qu’elles se pratiquaient alors (en bref : savoir analytique, mais aucune pratique créative), menaçaient de stériliser ma vocation d’écrivain, un vieux prof de latin m’a encouragée en ces termes : « Vous avez bien raison, sauvez-vous ! » Et je me suis sauvée – c’est-à-dire « enfuie », mais aussi, j’ai « sauvé ma vie ».

Cela suscite beaucoup de jalousie, le plus souvent inconsciente. Non pas le talent, mais le fait qu’un individu lambda fasse un pas de côté et affirme sans fléchir, sans se laisser décourager (et en général l’école, les institutions, la famille, les compagnons, l’organisation sociale font tout ce ce qu’il peuvent en ce sens) : « Quoi que vous disiez, je ferai ce pour quoi je suis fait ». S’accorder cette liberté suscite l’envie parce qu’elle est rarissime : l’immense majorité des gens accepte de rentrer plus ou moins dans le moule qu’on leur propose. De ce fait, leur frustration se manifeste quand ils sont confrontés au déviant qui leur prouve par l’exemple qu’on peut se choisir une autre vie que la leur.

L’indépendance d’esprit typique de l’écrivain se retrouve dans sa liberté de s’emparer de tel ou tel thème et de le traiter sous telle ou telle forme qui ne soient pas forcément dans le vent. Un écrivain se doit d’avoir « la nuque raide », ainsi que Yahvé le reproche aux Hébreux rebelles dans l’Ancien Testament. Il faut savoir résister aux suggestions amicales des éditeurs qui vous veulent du bien. Je n’ai pas toujours su le faire, et la nécessité de gagner trois sous grâce à une parution assurée l’a parfois emporté. Mais même alors, j’essayais de préserver mon originalité et de traiter le livre à ma façon.

Ernesto Sabato par Daniel Mordzinski

Un écrivain, c’est aussi un type, un caractère, qui comprend la ténacité poussée jusqu’à l’absurde, l’esprit de défi, la capacité de résilience, le goût du combat. Il doit lutter et persister contre vents et marées, même si, comme dit Ernesto Sabato, « il est le seul zélateur de son église »…

*******

Le monde a changé depuis mes débuts. Ces temps-ci, je croise surtout des gens qui s’exclament : « Vous êtes écrivain ? Super, vous allez pouvoir écrire mon histoire ! »

Là, je dois avouer que les bras m’en tombent devant tant d’impolitesse. Une fois surmonté l’agacement, je suis assaillie d’interrogations. Ces gens confondent-ils écrivain et écrivain public ? Sont-ils persuadés que leur existence est exceptionnelle au point de mériter d’être racontée et publiée ? (La réponse est oui. Le narcissisme exacerbé est une plaie de l’époque.) Pourquoi ne manifestent-ils aucun intérêt pour mes productions ? (Je n’y échappe pas.) Au fait, est-ce qu’ils lisent, et quoi ? etc.

Mais ces réactions trop fréquentes nous éclairent peut-être sur un autre aspect de la question du jour : on attend d’un livre une reconnaissance, une compensation, voire une réparation. Je me souviens qu’à la soirée de lancement d’une résidence d’écrivain en province, une femme est venue à moi et m’a tendu un pli cacheté sans rien dire, avant de se fondre dans la foule. Quand je l’ai ouvert, j’y ai trouvé la copie d’un dossier judiciaire local totalement incompréhensible. Cette femme semblait croire que j’allais me faire le héraut de ses problèmes, dénoncer l’injustice qu’elle subissait, la rétablir dans ses droits, donner une publicité à son cas – bref : la réparer. J’étais peut-être son dernier recours.

Je ne l’ai jamais revue. Mais cet épisode m’a beaucoup fait réfléchir.

De même, il arrive que des inconnus me téléphonent (je figure dans des annuaires professionnels) et, sans même se présenter, commencent à me raconter leur vie. Je les écoute dix minutes (c’est toujours intéressant d’écouter des inconnus) avant de leur demander ce qui les amène. Oh, pas grand-chose ! Ils veulent juste que j’écrive leur histoire, leur trouve un éditeur et leur garantisse un succès planétaire. Je les décourage gentiment, leur expliquant que pour moi-même, je n’ai aucune garantie en ce domaine…

Mais quand on y pense, ces inconnus n’ont pas tort de considérer qu’une des tâches de l’écrivain est de se faire le porte-voix de ceux qui en sont privés : les victimes, les marginaux, les illettrés, les morts. Simplement, ils s’imaginent, par une déformation subjective tantôt irritante, tantôt attendrissante, que leur histoire personnelle intéressera le monde entier et leur attirera une sympathie universelle.

Une dernière considération : je lis ici ou là que s’accoler à soi-même le terme « auteur » ou « écrivain » peut être perçu comme de la « prétention ». Cela aussi m’étonne. Quand on s’est voué à l’écriture, qu’on en a vécu certaines années, que divers signes de légitimité ont été reçus, il n’y a aucune raison de ne pas se présenter comme tel.

Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632

Mais je crois aussi que, lorsqu’on est un authentique écrivain, on n’éprouve pas le besoin de l’assener à tout propos. Or les technologies numériques et les médias sociaux ont amplifié le phénomène d’autoproclamation. Quasiment dès l’invention de Wikipédia, des auteurs putatifs y pondaient des fiches autobiographiques longues comme le bras ! C’est humain, mais naïf et souvent déplacé.

Alors, écrire et publier des livres, est-ce une chance, une liberté, un moyen d’obtenir une reconnaissance, du prestige, une réparation ? Dans ce billet, je n’ai fait qu’explorer de façon très insuffisante les possibles motivations des innombrables Français qui aspirent à devenir écrivains. Il va de soi que l’être chaque jour de sa vie (car c’est une manière d’être au monde) est tout autre chose.


Des questions, des commentaires ? Allez voir un peu plus bas ! Et si l’envie vous taraude de goûter à mes écrits,ne résistez plus : mon dernier roman, Platonik, est ici (imprimé ou numérique). Pour vous en donner le goût, vous pouvez lire cette chronique-ci, ou celle-là !

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10 réflexions au sujet de « Tous écrivains ? »

  1. Bonjour Nila,
    Tu sais si bien remuer le couteau dans les plaies déjà purulentes.
    Ce billet, associé, par exemple, à « Manuscrits : l’offre et la demande », dresse le portrait un peu affligeant des hordes d’aspirants promenant partout, qui son manuscrit (tiroir compris), qui sa fascinante histoire personnelle. J’en suis venu à apprécier les simples lecteurs, ceux qui ne cherchent qu’à passer un bon moment en lisant.
    Le prestige de l’auteur est un produit culturel. Les aspirants veulent le prestige (l’ivresse), mais méprisent le travail nécessaire pour arriver à écrire ne fût-ce qu’une phrase digne d’intérêt (le flacon). Le problème, c’est que l’image qu’ils se font du monde littéraire est totalement chimérique. Les éditeurs cherchent de plus en plus des manuscrits banquables, quand ils ne les commandent pas directement à des auteurs compétents (tels que toi). Il y a là un tragique malentendu : ce rêve d’accéder en une nuit à la célébrité et d’effacer ainsi plusieurs décennies d’une vie ingrate n’a aucune chance de se réaliser.
    Je te suis également sur cette appellation (que dis-je, ce titre) d’écrivain, médaille en chocolat dont les éditeurs s’estiment les propriétaires. Il est lassant, pour quelqu’un qui consacre ses jours et ses nuits à arracher à son esprit quelques pages d’écriture, de dépendre du bon vouloir de quelques diplômés en techniques éditoriales pour avoir le droit de désigner sa propre activité.

    1. Merci, cher Guy, de ta contribution toujours pertinente! Je ne cherche pas à peiner quiconque, juste à réfléchir à partir de mon expérience. Mais l’esprit critique est bienvenu dans un tel exercice. Si tout allait bien dans mon univers, je ne me donnerais pas la peine de rédiger ces billets de blog…

  2. Chère Nila, comme toujours je plussoie ! Il me semble que l’heure est venue de ne plus taire cette évidence : tout le monde peut s’autopublier, et tant mieux, mais rêver de devenir tous écrivains relève du mythe.
    Amitiés

  3. Quand on est de celles ou de ceux qui ont le courage de faire un pas de côté dans la marginalité ou en arrière dans la décroissance ou en avant pour donner l’exemple hors des sentiers battus, on est catalogué de « chanceux »; oui, on peut le dire Nila, on a de la chance d’avoir ce désir de ne pas rester dans le troupeau… on vit alors à la fois dans le doute et dans la certitude.

  4. « Tous écrivains ? », ton nouveau billet a agi sur moi comme une levure… Je fais des bulles… Il faut que je les fasse crever, ici, dans ce long commentaire.
    Enfin c’est plutôt un écho personnel… très long, exagérément long !
    Très justement tu parles depuis ton expérience d’écrivain, c’est TON MÉTIER, une pratique née d’un choix que tu exprimes ainsi : « … j’ai toujours placé l’écriture et la littérature AVANT tout le reste dans ma vie. »
    Tu connais le milieu de l’édition traditionnelle. Tu en viens, mais tu évolues librement dans d’autres contextes que tu as choisi d’explorer. L’autoédition en fait partie, où tu constates qu’une multitude d’auteurs qui ne sont pas des professionnels, tout comme moi, publie des livres sans passer par le tamis des comités de lecture. Ainsi de plus en plus d’amateurs publient facilement de plus en plus de livres.
    Ces auteurs sont-ils eux aussi des écrivains? Et pourquoi le sont-ils ou veulent-ils l’être?
    « Alors, écrire et publier des livres, est-ce une chance, une liberté, un moyen d’obtenir une reconnaissance, du prestige, une réparation ? », t’interroges-tu, sans doute un cocktail de tout ça (en tous cas les vertus thérapeutiques de l’écriture, par exemple, ne sont plus à démontrer), mais tu précises : « Dans ce billet, je n’ai fait qu’explorer de façon très insuffisante les possibles motivations des innombrables Français qui aspirent à devenir écrivains. Il va de soi que l’être chaque jour de sa vie (car c’est une manière d’être au monde) est tout autre chose. »

    D’accord, il s’agit de tout autre chose.

    Sans vouloir faire le malin, je crois être un éternel aspirant écrivain. Mon histoire peut donc de ce point de vue intéresser les lecteurs de ton billet :

    Il est clair pour moi que ce fut un long processus pour parvenir à devenir ce que je suis aujourd’hui dans le domaine de l’écriture. Et encore suis-je toujours en chemin ! Je n’ai pas fini mon travail de développement personnel dans cet artisanat. Car je me vois comme un artisan-écrivain. Cela signifie que je n’aurai jamais fini de travailler pour l’être. Je pars de loin et je suis quelque fois ralenti par mes freins et même tiré en arrière par quelque empêchement, constitutif de ce que je suis.
    Je peux remonter dans mon histoire familiale pour trouver le germe du désir (inconscient donc) d’atteindre l’état d’écrivain. Mon grand-père maternel reliait tout Victor Hugo paru en épisodes dans l’Illustration (je n’ai pas connu cet aïeul, mais j’ai dans ma bibliothèque 4 volumes de sa fabrication). Son père était peintre du dimanche, il reproduisait des tableaux de Cézanne (sa copie des “joueurs de cartes” suspendue dans le salon où je faisais mes devoirs chez ma grand-mère). Mon père récitait du Totor, toujours le même morceau : « Mon père, ce héros au sourire si doux, Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous, Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille, Parcourait à cheval, le soir d’une bataille, Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. » Il aimait croquer des portraits pleins d’humour de ses clients les plus typés (il était comptable). Ma mère lisait Colette. Elle me lisait au coucher “La plus merveilleuse histoire du monde” (l’Ancien testament en condensé). Mes sœurs… l’une jouait du piano et chantait, l’autre était plongée dans ses versions latines… Ma tante Huguette racontait sa famille et interprétait chaque personnage en devenant vraiment quelqu’un d’autre, d’une façon tellement vivante qu’elle me faisait peur !… Ma mère écrivait des poèmes sur la folie… elle avait commencé l’écriture d’une légende sur le Pont d’Arc…
    Une ambiance favorable à l’intérêt pour l’art, la poésie, le fabuleux, le livre, les personnages, les langues, la musique… Mais j’ai préféré longtemps le foot, la rue, les jeux, et je n’aimais pas lire…

    Je suis mauvais en rédac. Et puis un jour, un sujet s’y prête, je décris une soirée au théâtre, le prof me complimente. Je me souviens d’avoir bataillé pour réussir à faire voir le rouge du rideau de scène, à faire sentir l’attente de son lever. Simplement cette volonté, cette bataille-là, et son issue victorieuse. Quand il est identifié, ressenti, ce désir enfantin, radical, une fois satisfait, te donne envie de recommencer, de rééditer la prouesse, et la réussite te pare d’un orgueil ridicule. D’un seul coup la chose t’enivre. “J’ai produit de l’émotion avec mes mots, le choix de mes mots, le choix de leur agencement – très maladroit sans doute et incertain – mais j’ai su le faire.” Il y a donc ce moment où le germe se dépose, puis sommeille, mais nourrit souvent des rêves de travail passionné.
    Voilà pour la naissance de l’élan.
    Ensuite il y a les tentatives, les lectures, les rencontres et les partages. Le théâtre a joué pour moi un rôle primordial. Puis le cinéma. Le jazz. Les écrivains américains. L’écriture de scénario me permettait de synthétiser, de fédérer mes idées, de leur donner une forme communicable. Plus tard le tout s’articulait très bien avec mon activité professionnelle : conception et réalisation de documents audiovisuels pour la communication d’entreprises. Je restais sur le terrain de la mise en forme pluridisciplinaire d’une intention (texte-image-son). Avec toujours le devoir complexe de concision. Excitant.

    Puis, plus tard encore, je découvre les ateliers d’écriture Elisabeth Bing. Les consignes d’écriture qui reposent sur des processus de création repérés chez les grands écrivains. Répondre à telle consigne en moins d’une heure ; lire son texte ; écouter les retours des autres ; faire des retours soi-même ; écouter, sentir, respecter un texte, le critiquer en visant son amélioration, considérer l’auteur comme un ouvrier qui retravaille un objet pour lui donner sa forme la plus juste. Dans ce laboratoire, où je choisis de suivre la formation d’animateur d’atelier, je découvre tout un pan expérimental et théorique sur l’écriture et la littérature qui m’amène à tout distancier ; de plus, parallèlement, pendant 3 ans, je suis une formation de psychothérapeute. Il me faudra quelques années pour digérer et “intégrer” tout ça et retrouver un contact direct avec mon imaginaire, mes mots, mon rythme, mes goûts, ma propre cuisine.

    Un temps pendant lequel je dévore des bouquins qui deviennent mes meilleurs amis, j’écris des nouvelles, je prends des notes, j’ose un roman très autobiographique que j’adresse aux grandes maisons d’édition parisiennes ; échec complet ; je corrige, retravaille, adresse la nouvelle version à d’autres maisons d’édition. Et soudain ce texte me fait vomir. Je voudrais ne l’avoir jamais écrit. Ce n’est pas de la honte  – je reste fier d’en être venu à bout, c’est ma première œuvre formant une unité –, c’est de la saturation. Comme un animal qui sait naturellement ce qu’il doit faire pour se guérir d’un empoisonnement, je stoppe l’écriture. Période de décantation. Je jardine, je peins, je sculpte, je dessine, je marche, je lis ; si je prends un stylo c’est pour faire la liste des courses ; si je claviotte c’est pour contester une amende.

    Et puis un jour, longtemps après, j’écris une fable qui formera le cœur d’une nouvelle intitulée “Le principe de soustraction”. C’est reparti ! C’était il y a 5 ans.

    Je suis un retraité, je peux organiser mon temps pour écrire. Je suis libre d’écrire autant que je veux et ce que je veux. J’ai des projets précis : 2 romans, une pièce de théâtre. J’aimerais avoir le temps de les mener tous à bon port. Mais je ne me précipite pas. Je laisse agir la fermentation. De temps en temps je teste pour savoir si je peux me lancer. Et même si c’est prêt je n’ai parfois pas encore le courage de plonger. Parce qu’à partir de ce moment-là, il n’y a plus que cela qui compte, et je sais que mon attention aux autres autour de moi en sera diminuée, qu’on aura à supporter cette tête qui n’est plus sur mes épaules. Je culpabilise mais je fais avec. Mais globalement, chaque jour, j’estime que je consacre environ 80% de mon “temps de cerveau disponible” à l’écriture et à la littérature. Je me couche en repérant une petite aire cérébrale où mes préoccupations du moment se concentrent, comme pour indiquer le terrain de son travail nocturne à mon inconscient…

    Publier c’est génial. Je découvre progressivement la possibilité de le faire librement en autoédition. C’est une étape nécessaire non pour vendre mais pour avoir pleinement conscience d’être lu, avoir pleinement conscience que l’objet que tu as créé ne t’appartient plus à toi seul, que d’autres que toi, avec leur sensibilité et leur être singulier, en font une interprétation personnelle, et c’est tout à fait comparable au résultat d’un semis dans une terre nouvelle poussant avec des caractéristiques que tu n’imagines même pas. Ça donne des dimensions expansives à ce que tu as écrit. Et si tu appréhendes ce phénomène pleinement, et si tu as la chance de recevoir des commentaires, tu peux passer joyeusement à autre chose, te dé-saturer du livre qui se décante ailleurs qu’en toi. Libération salutaire. Fenêtre largement ouverte sur la prochaine aventure.

    Les motivations à publier sont nombreuses, et sans doute pas toutes conscientes et claires, mais il y en a toujours une, principale, qui est dans le droit fil du chemin qui t’a mené à l’écriture, et par lequel tu t’es autoformé. Pour moi c’est le bonheur de jalonner cette route d’affirmation.

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