tiré du recueil
Cinéma muet avec battements de cœur
de Dezső Kosztolányi (années vingt)
traduit du hongrois par P. Adam et M. Regnaut,
révisé par N. Kazar
Ton ouvrage est excellent. Je te ferais peut-être un seul reproche: ici ou là il me satisfait trop. Il vaudrait mieux que tu me laisses un peu sur ma faim. L’écriture, il faut savoir la terminer comme on termine un repas: au moment du plus grand plaisir.
Aussi, là où tu en vois la nécessité, supprime. Quoi? À ce genre de question, il est difficile de répondre. Dans notre métier, détruire c’est créer.
Crois-moi, il n’est pas d’art plus grand que celui d’éliminer. À l’école, si cela dépendait de moi, je l’enseignerais avant même celui de la rédaction. Après tout, la création elle-même commence par là. Nous écartons des millions, des milliards de choses que nous tenons pour secondaires, et nous en laissons émerger une seule que nous tenons pour importante. Celui qui sait ce qu’il ne dira pas, sait déjà peu ou prou ce qu’il dira.
Pour commencer, je ferais lire un texte à mes élèves. Je les inviterais à une compétition de critique, de démolition, de mise en pièces. J’instituerais des prix destinés à tous ceux qui élimineraient quelque chose sans aucune déperdition d’esprit ni de cœur. L’élève que je récompenserais, ce ne serait pas celui qui trouverait une épithète charmante ou construirait une phrase bien tournée, mais celui qui extirperait une épithète négligée, une phrase insipide.
Au fur et à mesure que nous avancerions de mot en mot, de phrase en phrase, en arrachant autour de nous toutes les mauvaises herbes, le paysage s’éclaircirait. En nous s’éveillerait l’esprit du pionnier qui, en pleine forêt vierge, à grands coups de hache, se taille une clairière. Ce n’est pas le respect des mots que j’enseignerais en premier lieu à mes élèves. Les mots, de toute façon, on n’en manquera jamais. Je leur enseignerais à mépriser les mots faux et vides; ainsi seulement ils pourraient, plus tard, apprécier les mots pleins et vrais.
Je leur expliquerais qu’ils doivent toujours écrire comme si le temps leur était compté, comme s’ils avaient le couteau sur la gorge, comme si, avant de mourir, ils n’avaient que quelques instants pour livrer leurs secrets les plus intimes. J’expliquerais qu’ils doivent toujours écrire comme si l’espace même leur était mesuré, comme s’ils avaient à condenser sur un seul de leurs ongles, en caractères serrés, microscopiques, toute l’histoire de leur vie. J’expliquerais qu’ils doivent toujours écrire comme s’ils devaient payer pour chacun de leurs mots une taxe élevée, comme s’ils envoyaient un télégramme.
J’ai observé qu’en général, les gens en proie à des émotions fortes ont le sens de la formulation. Le condamné à mort, sur le lieu du supplice, se lance rarement dans des périphrases du type: « J’ai l’honneur de vous déclarer qu’il m’est impossible de me soustraire à l’obligation de constater le fait que… », mais la plupart du temps il est direct, souvent même spirituel, et puisque la parole en lui est étouffée par la violence, il ira droit au but avec ce cri banal, jamais usé pourtant: « Vive la liberté! » C’est ainsi que procède également celui qui, par manque de papier ou d’argent, est contraint de faire court. Je n’ai encore jamais vu un télégramme signé « Le chevalier des baisers à la Grande Vie » ou « Le saint apôtre triste des chemins nouveaux », pour la simple raison que ces calembredaines prennent de la place et coûtent de l’argent. Celui qui veut donner rendez-vous à sa bien-aimée dans une gare de province lui télégraphiera: « Arrive express du soir attends-moi sortie ». C’est la plus belle poésie qui soit, pleine d’amour et de baisers, et claire en outre, bien ajustée, c’est le modèle même de la bonne formulation. Que je recommande à l’attention de tout poète et de tout romancier.
Naturellement la concision, nous ne l’apprendrons qu’à nos dépens. Il est dur au début, il est douloureux de se mutiler soi-même. Ces lignes que tu as couchées sur le papier, tu regrettes chacune d’elles. Quand tu veux supprimer, tu as l’impression que c’est ta main, tes doigts que tu dois couper. Mais tu te trompes. Ce n’est ni ta main ni tes doigts. Seulement tes ongles en deuil. Alors coupe-les. Et sans regret.
Comme exercice pratique, je te conseille de t’attaquer d’abord aux autres. Prends des écrivains, grands ou petits, peu importe, et lis-les crayon en main. Avec Tolstoï, je t’avertis, tu n’auras guère de chance. Chaque mot chez lui est miraculeusement à sa place. Même quand il est verbeux, il reste sobre. Dans La mort d’Ivan Ilitch, tu ne pourrais pas supprimer une seule lettre. Ce qui est le signe du chef-d’œuvre.
Chez plus d’un écrivain, même bon, on peut couper un dixième de chaque texte, fait de ces insertions, de ces détours, de ces morceaux de bravoure qui obscurcissent l’ensemble. Chez d’autres, on peut éliminer un tiers, et même deux parfois. Élague, et tu découvriras avec étonnement que le texte y gagne: ce qui est bon devient excellent, ce qui est mauvais, au moins supportable.
Quand j’étais apprenti écrivain, le rédacteur d’une revue m’avait confié je ne sais plus quelle nouvelle. C’était un amateur de la « haute société » qui la lui avait envoyée, et il fallait « absolument » la publier. Il m’a demandé de passer au peigne fin ce manuscrit de dix pages dactylographiées, de le remanier, de le réviser comme bon me semblerait.
Après l’avoir lu, une profonde tristesse s’est emparée de moi. C’était plat et niais. J’aurais préféré écrire carrément autre chose à la place. Mais le rédacteur en chef m’avait fait promettre de respecter le texte original autant que possible. En conséquence, j’ai entrepris de couper.
La première phrase, je m’en souviens, disait ceci: « La sphère d’or dilatée du Soleil, en se mourant, répandait son sang riche sur le paysage accablé. » Je me suis demandé ce que je pouvais faire pour cette phrase. J’ai commencé par remplacer la majuscule prétentieuse du Soleil par une minuscule plus modeste. Mais même ainsi, c’était une phrase de mauvais goût, surchargée de parures inutiles, racoleuse. Je me suis vite aperçu que le soleil n’avait aucune raison de « se mourir », et son sang, aucune raison d’être « riche ». Et j’ai extirpé ces deux expressions. Ce qui m’a alors gêné, c’est cette « sphère d’or dilatée » et ce « paysage accablé ». Ces beautés-là non plus n’ont pas trouvé grâce à mes yeux. La phrase à présent donnait ceci: « Le soleil répandait son sang sur le paysage. » Tout à coup m’ont paru superflus et le paysage et le soleil en sang. Après avoir retourné cette phrase dans tous les sens, je lui ai substitué ceci: « Le jour tombait. » Puis j’ai corrigé ma propre correction ainsi: « C’était le soir. » En continuant ma lecture, j’ai constaté que ce fait était suggéré par tout ce qui suivait, aussi ai-je totalement supprimé la première phrase. Et toutes les phrases ont subi l’une après l’autre ce genre de transformation. Pour finir, le texte de dix pages s’est retrouvé réduit à une seule. Je peux cependant t’assurer qu’il était devenu dix fois meilleur.
Ce n’était pas parfait, c’était gris et sans intérêt, mais au moins, ce n’était plus révoltant. Parfait, mon travail ne l’aurait été que si j’avais supprimé ligne après ligne le texte entier, titre inclus. Il y a des écrits qu’on ne peut pas corriger autrement. La seule chose que tu peux laisser, c’est le nom de l’auteur. Le cas échéant, on pourrait même n’imprimer que ce nom, en gros caractères, sans l’accompagner de l’œuvre, afin de signaler simplement que cette personne désire se faire remarquer.
Ne pas satisfaire un tel désir serait pure impolitesse.