Par Nila Kazar
#économienumérique #autopromotion #surproduction #bibliodiversité #paupérisation #Amazon
Longtemps, alors que j’appartenais uniquement à l’Ancien Monde éditorial, je n’avais aucun moyen d’influencer les ventes de mes livres. Et en plus, je m’en fichais.
C’était le boulot de l’éditeur, pas le mien. C’était à lui de communiquer, de commercialiser. Ça m’arrangeait : je n’ai aucun talent pour tirer les sonnettes et proposer ma came. Même pour mes manuscrits, rappeler humblement à un éditeur que j’attends sa réponse me coûte un bras (voilà pourquoi je suis manchote). Demander, quémander, relancer, je déteste ça !
Et puis l’éditeur tradi a des moyens à sa disposition qui m’échappent totalement : des attachées de presse, un service commercial, un réseau de représentants en librairie, pour ne citer que ceux-là. Mon boulot à moi, c’est d’écrire. Et ce n’est déjà pas si simple.
Si bien que, lorsqu’une éditrice m’a refusé un manuscrit sous prétexte que mon précédent livre s’était « mal vendu » (quelle délicatesse, soit dit en passant), j’aurais été fondée à lui rétorquer que la commercialisation relevait de sa responsabilité, non de la mienne.
Mais les perdants ont toujours tort, n’est-ce pas ?
Alors, quand j’ai commencé à évoluer dans le Nouveau Monde éditorial, celui qui supprime tous les maillons intermédiaires entre l’auteur et ses acheteurs potentiels, sauf la boutique en ligne, j’ai été décontenancée : en plus de la fabrication numérique proprement dite, il me fallait apprendre toutes sortes de trucs pour communiquer moi-même autour de mon livre, essentiellement sur les réseaux sociaux (lire sur l’auto-promotion ma Lettre Kazare, un petit exercice de style à la Montesquieu), dans l’espoir que des lecteurs/blogueurs bienveillants – quoique totalement inconnus – déposeraient des commentaires positifs ou rédigeraient des chroniques élogieuses (un grand merci à ceux qui l’ont fait !).
On apprend assez vite à maîtriser ces outils, toute la question est de savoir si on se lasse le premier de chercher à vendre et à se vendre, ou si on lasse d’abord nos interlocuteurs. Car hululer en permanence et sur tous les tons que son livre est génial et mérite d’être acheté toutes affaires cessantes, voilà qui donne la migraine, sans parler du sentiment d’imposture qui guette toujours l’écrivain authentique.
Voici des conseils concrets :
En ce qui concerne la vente au format numérique, il existe toutes sortes d’excellents e-bouquins, dont ceux de Cyril Godefroy. On apprend à jouer avec les algorithmes et on assimile quelques rudiments d’e-commerce : trailer vidéo, enregistrement audio, feuilletage d’extrait gratuit, mise en place de rabais ou de promotion, publicité sur divers supports, etc. Il y a aussi l’excellent livre d’Elisabeth Sutton et Marie-Laure Cahier.
Pour ce qui est de la vente de livres « physiques » : vente à distance, dans les librairies ou dans les salons du livre, on aura intérêt à consulter les sites internet d’Alan Spade ou de Guy Morant (pardon si je ne cite pas tout le monde, je vous invite à consulter ma page Ressources qui recense d’autres sites utiles). De plus, toutes ces techniques sont abondamment décrites, relayées, commentées sur les groupes Facebook dédiés.
C’est merveilleux, l’entraide bénévole qu’on rencontre dans le Nouveau Monde éditorial. C’est formidable, de pouvoir apprendre sur le tas plusieurs métiers d’édition (mise en page, graphisme de la couverture, correction ortho-typographique…) et de s’améliorer à chaque livre. Je suis sincèrement reconnaissante envers ceux qui partagent gratuitement leur savoir-faire avec les éternels apprentis que nous sommes.
Mais vous me connaissez : il faut toujours que je renverse sur la table ma salière de poil-à-gratter 😉
Quand j’ai mieux connu cet univers, j’ai commencé à remarquer des contradictions flagrantes chez les auteurs indépendants. J’ai déjà écrit dans ce blog qu’ils appartiennent à des milieux socio-culturels beaucoup plus diversifiés que les auteurs traditionnels, et que je trouvais ça très bien. Mais cette caractéristique a aussi son revers.
Les indés ont souvent (pas tous !) un tempérament anarchiste et des idées de gauche affirmées. Ils détestent tout ce qui les classe, les juge. Ils se veulent… eh bien, indépendants, justement. De ce fait, il refusent les hiérarchies, taxent d’élitisme tout ce qui tend à opérer des distinctions qualitatives dans leur production (Elen Brig Koridwen en parle très bien), récusent toute critique comme illégitime, s’agacent de remarques justifiées sur leurs maladresses de fond ou de forme.
Mais en même temps – il est là, le paradoxe –, ils se soumettent au pire ennemi des libertaires qu’ils sont dans l’âme : ils collaborent avec empressement à l’hypercapitalisme débridé des plateformes commerciales, avec leur omnipotent classement des ventes (voir ce billet). En fait, ils plient l’échine devant le tout-puissant marché, et ils en redemandent…
Comme le dit un ami, « les indés ne veulent surtout pas savoir ce que vaut leur livre. S’il se vend bien, c’est qu’il est bon, point final. En fait, ils adoptent le point de vue de Kindle Direct Publishing ». Bref : on vote pour la gauche radicale, mais on ne veut être apprécié qu’à l’aune des charts du grand méchant Amazon tout pas beau qui exploite les pauvres travailleurs !
La compétition – valeur ô combien de droite, et définitivement contraire à toute pratique artistique ou créative – est omniprésente chez les auto-publiés. Chacun déplore le « mauvais commentaire d’un auteur forcément jaloux » qui fait perdre trente places dans le sacro-saint Top 100, chacun essaye de nouvelles formules pour relancer des ventes fléchissantes (y compris la manipulation malhonnête), et trop souvent, pratique la surproduction qui, pourtant, est le mal endémique de l’industrie du livre depuis plus de trente ans. On inonde le marché, comme dans l’édition tradi… mais beaucoup plus rapidement qu’elle, et à une échelle bien plus vaste !
Permettez-moi de citer les propos d’une indée dans un fil de discussion (orthographe respectée) : « Tu l’as publié en MARS ??? ah bah cherche pas plus loin ! Un livre rapporte en moyenne environ 3 a 4 mois ! Apres il est relancé par les nouveaux qui font de la pub aux anciens ! Pourquoi crois tu que je suis à mon 17eme romans en 3ans. Mes copines auteurs en romance c’est pareil on carbure a cause de la durée d’un livre ».
« La durée d’un livre »… Hum ! La Bible est un best-seller depuis trois mille cinq cents ans, et je prévois que ce n’est pas fini.
La surproduction d’e-bouquins vendus en ligne, qui noie les rares ouvrages de qualité dans un océan de niaiseries lucratives à peine écrites (voici ce qu’en pense Guy Morant), sans compter les arnaques délibérées des escrocs du web, est à mes yeux une catastrophe profondément affligeante. En quelques années seulement, le Nouveau Monde éditorial a rattrapé et dépassé l’Ancien sur ce point.
Mais ce n’est pas tout ! Poursuivons notre modeste analyse critique : au début, je voyais l’émergence d’une production indépendante comme une occasion unique de rééquilibrer les rapports de force auteurs/éditeurs, une avancée porteuse d’espoir y compris pour les éditeurs tradi eux-mêmes, qui avaient enfin l’opportunité de faire évoluer leurs pratiques et de s’ouvrir au vaste monde sous la pression d’une concurrence inattendue. D’une part, les tarifs très bas pratiqués par « l’indésphère numérique » mettaient la pression sur les prix élevés fixés à leurs e-bouquins par les éditeurs tradi, obsédés par le désir de préserver le secteur rentable du poche ; d’autre part, les critères germano-pratins régissant le choix des livres « méritant d’être publiés », désespérants d’étroitesse d’esprit, étaient enfin bousculés.
Oui, mais… Très vite, les auto-publiés qui parvenaient à tirer leur épingle du jeu et à vendre énormément sont devenus le vivier des éditeurs tradi grand public. Ce qui a octroyé à ces derniers deux avantages inestimables, dont ils rêvaient depuis toujours : 1. faire l’économie d’un service des manuscrits onéreux ; 2. réduire, voire anéantir la part de risque inhérente au métier d’éditeur.
Je ne jette nullement la pierre à ces auteurs chanceux, bien au contraire, je les félicite en toute sincérité. Mais cette opération de récupération me rend vraiment furieuse. Parce que, si les indés doivent in fine ne servir qu’à fournir aux éditeurs tradi une sélection de succès déjà testée et approuvée par les lecteurs, on peut craindre que la bibliodiversité soit encore plus malmenée qu’auparavant. Et c’est en outre un coup fatal porté au rééquilibrage des rapports de force auteurs/éditeurs.
D’ailleurs, soyons lucides, c’est déjà foutu : tout récemment, des éditeurs à l’image « littéraire », « exigante », ont recruté en vue de créer des collections grand public destinées à accueillir les romans feel-good et autres romances érotiques à deux balles. Mamma mia…
Oui, c’est foutu, les valeurs mercantiles ont encore triomphé. La révolution du numérique, qui a bouleversé les secteurs de la musique et du cinéma, a fait pschitt dans le secteur du livre. La récupération, ce gigantesque ramasse-miettes aux crocs d’acier, a tout broyé et absorbé. Et les œuvres audacieuses, la littérature pratiquée en tant qu’art sont encore plus réduites à la portion congrue qu’il y a quelques années. Car – quelle naïveté ! – je voyais aussi l’émergence du secteur indé comme une fenêtre qui s’ouvrait pour les titres subversifs, novateurs, non formatés par le marché (voir ce billet). Mais le soufflé est retombé, à peine monté…
Comme le constate amèrement Thierry Crouzet, qui a souhaité tout le contraire pour l’économie numérique (et en particulier a longtemps cru à la gratuité) : « Chaque fois que nous donnons un contenu, et je le fais à l’instant avec ce billet, nous alimentons le capitalisme cognitif, nous donnons aux plateformes plus de force, plus de pouvoir, une position de plus en plus prééminente au centre de la société. Donner, libérer, n’est peut-être pas le meilleur moyen de créer une société plus égalitaire, bien au contraire. Plus le réseau se développe, plus les inégalités grandissent. »
Moi aussi, je vous « donne » ce billet gratuitement. Et sachez-le, je vais continuer à écrire exactement comme avant : sans aucun souci de cible, de lectorat, d’édition, de rentabilité, de succès, de reconnaissance… Le monde peut bien changer, je continue à tracer ma route !
Mais quand même, il faut admettre qu’on n’a pas le cul sorti des ronces, mes amis. La paupérisation des écrivains ne fera que s’accentuer à l’avenir.
Des questions, des commentaires ? Allez voir un peu plus bas ! Et si l’envie vous taraude de goûter à mes écrits,ne résistez plus : mon dernier roman, Platonik, est ici. Pour vous en donner le goût, vous pouvez lire cette chronique-ci, ou celle-là !
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