Un monde qu’on appelait l’édition

Par Nila Kazar

#écrivain #manuscrit #refusdéditer  #industriedulivre #prixlittéraire

Longtemps j’ai évolué dans un monde qu’on appelait l’édition. C’est là que j’ai débuté très jeune, sans aucune relation, en envoyant par la poste un seul exemplaire de mon premier roman à un unique éditeur.

Un vrai conte de fées, n’est-ce pas ?

Mais c’est vraiment ce qui m’est arrivé. Dans ce blog, je joue le jeu de la sincérité totale. Lisez ceci pour savoir à quoi vous en tenir à mon sujet.

Dans cet Ancien monde éditorial, les livres étaient composés au plomb dans des caisses en bois, ce qui produisait des pages au toucher légèrement granuleux. Quand on les ouvrait pour la première fois, ils exhalaient un parfum excitant de forêt finlandaise. Mmmmh….

Pas possible, Nila Kazar est une ancêtre, alors ?

Oui et non ! Il faut préciser que j’ai fait mes débuts en tant que bébé-écrivain. C’était une mode récente à l’époque. On m’a reçue et promue comme la nouvelle Françoise Sagan du millésime.

C’est ainsi qu’a commencé un malentendu qui allait durer des années.

En effet, je supposais naïvement que mon éditeur allait me donner tout le temps de grandir, de mûrir, et m’accompagner dans ma démarche pour devenir un écrivain-tout-court et imposer mon œuvre de génie.

Et là, je me fourrais le doigt dans l’œil jusqu’au pancréas.

Car l’abominable vérité, c’est que Machin – à partir d’ici, j’appellerai « Machin » tous les éditeurs lambda qui surgiront dans ce blog, pour simplifier – avait misé sur moi juste pour voir, un peu comme à la roulette. Il testerait bientôt d’autres Françoise Sagan d’un automne.

« Chaque rentrée littéraire ressemble à l’ouverture d’un nouveau cimetière », disait Thomas Bernhard.

Le réservoir de candidats est inépuisable, puisqu’un tiers des Français envisage de publier un livre, d’après cette enquête. Nous sommes une nation d’écrivants. Publier un livre est censé nous consoler de toutes les avanies. Même nos politiciens (mis à part Nicolas Sarkozy) sont persuadés que c’est un gage de sérieux, un brevet de culture. (Ce n’est pas toujours eux qui rédigent les livres qu’ils signent, mais parfois, oui ! )

Ainsi, le bébé-écrivain n’était qu’une marque qu’on lançait, un produit parmi d’autres, qui avait intérêt à rapporter très vite.

Mais personne ne me l’a dit, bien sûr. J’aurais à le découvrir par moi-même.

Ce qui n’excluait ni l’estime, ni l’affection que Machin portait à sa nouvelle pouliche. Qui les lui rendait bien, tout heureuse d’avoir été élue et reconnue. Rien n’est tout blanc ou tout noir dans les relations humaines. J’ai aimé beaucoup de Machins merveilleux, croyez-moi…

Ce qu’il faut comprendre et graver dans sa mémoire, c’est que l’édition est un commerce qui s’insère dans un marché. On a beau le savoir en théorie, on n’en tire pas toutes les conséquences quand on est un bébé-écrivain.

Dans l’Ancien monde, Machin misait sur un débutant jusqu’à trois fois de suite avant de l’abandonner en rase campagne.

sedotta-e-abbandonata-1964De nos jours, Machin mise sur un plus grand nombre d’auteurs… mais une seule fois ! C’est le règne du one-shot. On passe à quelqu’un d’autre l’année suivante, et le débutant « séduit et abandonné » sombre dans la dépression.

S’il est obstiné – qualité indispensable pour un écrivain –, il va proposer son travail ailleurs. Où, après une brève idylle, il a de fortes chances de voir se reproduire le même cycle, de plus en plus rapide.

C’est l’effet lave-linge : on en sort lessivé.

Un jour, il (« il » pour « l’écrivain », mais ça englobe « elle ») n’arrive plus à placer son nouveau manuscrit. Il le laisse traîner dans un tiroir en attendant des jours meilleurs.

Parfois ces jours meilleurs arrivent. J’ai publié certains de mes livres des années après les avoir écrits.

La coïncidence d’une offre et d’une attente, la rencontre de deux individus à un instant T peuvent être décisives. Car l’édition n’est pas, ne sera jamais une science exacte. Si elle l’était, on ne publierait que des livres à succès, et c’en serait fini de la biblio-diversité.

Un exemple ? Là où les tigres sont chez eux, de Jean-Marie Blas de Roblès, est resté dix ans dans un tiroir après de multiples refus d’éditer. Ressorti de l’ombre et retravaillé, c’est devenu le prix Médicis 2008.

Mais si les jours meilleurs tant espérés n’arrivent pas, les tiroirs se remplissent de livres morts-nés, et il faut en commander de nouveaux chez *** (je cherche un sponsor en tiroirs, des suggestions ?).

À l’heure actuelle, je publie en moyenne un manuscrit sur deux. Combien de refus d’éditer suis-je censée encaisser avant de lâcher prise ? J’ai des amis qui vont jusqu’à 30. Personnellement, mon maximum est 15, mais souvent je m’arrête avant. Je suis déjà en train de travailler sur un autre livre, et le précédent s’efface peu à peu de ma conscience…

Et devinez quoi ? J’ai tort.

NK 2015a

Difficile d’anticiper tout ça quand on est jeune. On s’imagine que sa carrière, une fois qu’on a publié son premier livre, suivra une courbe globalement ascendante. Notre place dans les Lettres est assurée, notre bibliographie va s’étoffer, notre compte en banque et le nombre de nos lecteurs également. Sauf que…

Sauf que, tandis que je me berçais d’illusions, le monde autour de moi s’est mis à changer. Eh oui, le monde change souvent comme ça, sans prévenir. Une mauvaise habitude qu’il a, le monde.

À mes débuts je vendais en moyenne de 2.000 à 3.000 exemplaires, avec un pic de 6.000. Aujourd’hui, en tant qu’auteur installé (ce qui ne veut pas dire « célèbre », mais juste mid-lister, « du milieu de la liste »), je vends de 400 à 700 exemplaires.

Que s’est-il passé ?

C’est mathématique : je dois désormais partager un lectorat qui se réduit avec davantage de concurrents :

– le nombre de lecteurs diminue sans cesse en France. Si vous en doutez, lisez ce remarquable article de Michel Abescat et Erwan Desplanques, là ;

– tandis que le nombre de titres publiés augmente : la base de données Électre en recense le double d’il y a 15 ans !

Circonstance aggravante, le succès va au succès : « Le public achète de plus en plus ce qui se vend déjà très bien, expliquait en 2014 Vincent Monade, président du Centre national du livre. Les best-sellers peuvent atteindre le million d’exemplaires. Et le milieu de la chaîne, c’est-à-dire les auteurs qui vendaient entre 3.000 et 8.000 exemplaires (= les mid-listers), a tendance à disparaître. Aujourd’hui, ces titres-là, y compris d’écrivains très importants, se vendent parfois à moins de 1.000 exemplaires. »

Enfin, vous avez peut-être remarqué que les grands prix littéraires couronnent de plus en plus souvent des best-sellers confirmés, jouant rarement leur rôle théorique de découvreurs. (Mais certains écrivains primés ont vu leurs ventes s’effondrer rapidement, et leur nom sombrer dans l’oubli… Rien n’est garanti à long terme !)

Ainsi, contrairement à mes attentes, ma carrière a adopté une courbe en cloche – un peu comme le dessin du boa constrictor qui a avalé un mouton dans Le Petit Prince.

Je dois ajouter un dernier facteur : je ne suis pas très douée pour faire carrière. Certains auteurs ont une confiance illimitée en leur talent et savent « se vendre ». Ils ont de la chance ! Je crois qu’on peut s’améliorer dans ce domaine, mais pas changer complètement sa nature. J’ai fait des progrès, mais je reste paralysée quand il faudrait rappeler Machin pour savoir s’il m’a lue.

Ce qui m’empêche de vivre correctement de mes livres, c’est donc toute l’évolution d’un milieu. L’Ancien monde où j’ai débuté a disparu. Il m’a fallu du temps pour en prendre conscience, et encore plus de temps pour en tirer les conséquences.

Aujourd’hui je dois survivre en tant que mid-lister dans un Nouveau monde que plus personne n’appelle l’édition, mais l’industrie du livre. Or dans ce Nouveau monde, un facteur de poids a fait son apparition : le numérique. La dématérialisation du livre et sa commercialisation en ligne bousculent déjà les équilibres internes du secteur, et ce n’est qu’un début.

Qu’est-ce que les auteurs peuvent attendre de cette mutation majeure ? Le meilleur moyen de répondre à la question, c’est de tester la chose en grandeur nature. Pour cela, je vais appliquer la bonne vieille méthode empirique « Try it, Fail it, Fix it » – en français : « Essaye, Échoue, Répare ». Car si l’ancien canal est bouché, n’est-il pas conseillé d’en explorer un nouveau ?

Bazar Kazar met en perspective trente ans d’évolution de l’édition et accompagne la mue numérique d’un écrivain traditionnel. Ce blog examine avec autant de sérieux que d’humour la question qui tue : « Y a-t-il une vie après l’édition ? »


Des questions, des commentaires ? Allez voir un peu plus bas ! Et si l’envie vous taraude de goûter à mes écrits, ne résistez plus : mon dernier roman, Platonik, est ici (imprimé ou numérique). Pour vous en donner le goût, vous pouvez lire cette chronique-ci, ou celle-là !

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7 réflexions au sujet de « Un monde qu’on appelait l’édition »

  1. Bonjour Nila,
    J’ai beaucoup apprécié ce blog. Cela me paraît très intéressant de pouvoir échanger sur son expérience et sur ses déceptions, ou ses joies. J’ai écrit 5 romans avant d’être publié chez « Machin ». Quelle joie alors ! Mais, aussi, quelle déception quand j’ai compris que je n’avais aucun contrôle sur les ventes et que je devais m’en remettre à « Machin » pour le nombre de livres vendus en librairie ou dans les différents salons du livre et le nombre de livres « presse », donc hors champ du droit d’auteur (+ de 500 à chaque titre). J’ai aujourd’hui publié chez quatre « Machin » 4 romans (dont trois ont été repris par un grand club du livre), deux bandes dessinées et un livre pratique sur la prise de parole en public. Le premier « Machin », ayant déclaré forfait et quitté le monde de l’édition, je suis de nouveau en quête d’un éditeur. Je vais donc suivre votre blog avec grand intérêt. Merci Nila.

  2. Bonjour Nila !

    Le boa qui a avalé un éléphant 😉 Mais nous sommes tellement imprégnés par le fameux « Dessine-moi un mouton » que cet animal-là vient plus volontiers sous la plume…

    Bravo pour tes articles, ta franchise, et ton blog en général ! On en redemande…

    Elen

    1. Merci Elen! C’est vrai que je joue franc jeu dans ce blog. Je veux partager honnêtement mes réflexions, mes expériences et mes espoirs avec les lecteurs.
      J’apprécie beaucoup ta générosité sur FB et j’ai téléchargé « Elie ou l’Apocalypse ». Je dois te dire que je ne suis pas une adepte de ce genre, j’ai des goûts très classiques en littérature. Mais en lisant les premières pages, j’ai tout de suite trouvé que tu savais inventer et poser un monde cohérent. Ton style est fluide et surprenant à la fois. Je ne peux promettre, vu ma surcharge de boulot, d’atteindre vite la dernière page, mais j’essaierai de faire une petite review étoilée!

  3. Après avoir lu ton dernier article sur les agents littéraires, excellent, et traversant une insomnie comme ça arrive parfois, j’ai décidé de lire tous tes articles à partir du premier.
    Je ne suis pas déçue.
    Étonnant ces similitudes de parcours qui font comprendre qu’on n’était pas un cas unique mais qu’on faisait partie d’une conjoncture historique socio-économique.
    Ce côté auteur du milieu fait de nous des héros ordinaires.
    Ça a aussi une certaine noblesse.
    Bon je continue.

    1. Ca me touche beaucoup, Alice, que tu t’y retrouves. L’idée de ce blog m’est venue quand j’ai décidé de prendre du recul, de mettre en perspective ma trajectoire en la plaçant dans un contexte plus large. J’en avais assez de me heurter toujours aux même obstacles, d’en souffrir et de ne pas savoir comment reprendre la main sur mon parcours d’écrivain. Ce qui nous arrive ne dépend pas uniquement de nous, ou de ce que sont nos livres, mais aussi de l’histoire en général. Et tu as raison, cela a une certaine noblesse de continuer à écrire malgré tout. J’y crois à fond. Quand j’étais môme, je m’identifiais à Cyrano de Bergerac, pas à Roxane: « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile… »!

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