Faut-il coucher pour être publiée?

Par Nila Kazar

#sexisme #misogynie #harcèlement #féminisme

Longtemps j’ai hésité avant d’intituler ainsi ce billet. J’ai pensé à l’édulcorer en « Y a-t-il du sexisme dans l’édition ? » Ou : « Être une femme écrivain, est-ce un handicap ? »

Bien qu’à mon avis la réponse à ces deux questions soit positive, je savais que le cœur de ma réflexion était exactement défini par le titre retenu – avec un E à publiéE, puisque je ne parle ici que de ce que je connais d’expérience, le point de vue féminin.

Autant le dire tout de suite : je n’ai jamais couché pour être publiée. Si bien que je ne saurai jamais comment aurait tourné ma carrière si je l’avais fait avec les éditeurs qui me l’ont proposé. Aurais-je dû renoncer à rédiger ce billet, faute de pouvoir le structurer en :

– point 1 : les fois où j’ai dit non,

– point 2 : les fois où j’ai dit oui,

– point 3 : la parole est à la défense ?

Je ne peux honnêtement traiter que le point 1. De plus je réalise, piteuse, que je n’ai jamais eu l’idée ou l’audace d’interroger mes consœurs : « Et toi, est-ce que ce genre de chose t’est arrivé ? Raconte-moi ! », ce qui m’aurait fourni un point 4. En soi, c’est un signe  d’autocensure. Être une femme, hélas, ne m’évite pas d’être modelée par les préjugés de la société où j’évolue.

En fait, je n’ai jamais rien lu ni entendu sur ce sujet. Jamais, nulle part ! J’en ai déduit que, si je voulais en discuter, je devais amorcer le débat moi-même. Et donc, y aller carrément.

[Je vous entends d’ici : « Pfff, cette Nila est vraiment prête à tous les racolages pour faire monter ses statistiques de visites ! » Bon, j’avoue que l’idée de lancer un site du genre PubliLeaks®, qui révèlerait les dessous malodorants de l’édition française, m’amuserait cinq minutes. Mais je préfère partager mon vécu dans ce blog, avec une petite touche satirique…]

Reportons-nous au mythique âge d’or de mes débuts dans l’édition. J’ai alors publié deux romans. Le dirdecol’ qui m’a « découverte » est un vieux monsieur. Appelons-le M. Julien (tous les noms ont été changés). M. Julien m’invite souvent à déjeuner aux frais de la princesse (ça me change des betteraves, voir ici). Il va bientôt prendre sa retraite et prépare sa succession. Il me présente à M. Aristide, jeune loup aux dents longues, habile et influent, pour le remplacer auprès de moi. Je rencontre ce dernier deux ou trois fois en tête-à-tête. Il me fait des avances, m’envoie des télégrammes passionnés (rappelez-vous, je n’ai pas le téléphone) qui m’embarrassent beaucoup.

LoupTexAvery

C’est alors que M. Julien m’informe qu’une femme, Mme Gervaise, souhaite également s’occuper de moi. Elle est partie de rien, un poste de secrétaire, et lutte pour devenir éditrice à part entière. Je déjeune avec elle (attention, être un jeune auteur sur qui mise un éditeur établi peut faire prendre du poids). Il y a à l’époque très peu de femmes dans l’édition, sa volonté et son dynamisme m’impressionnent. Je la choisis, soulagée à l’idée de ne plus avoir à éconduire M. Aristide. Fin de l’Acte Un.

Quelle idiote je suis ! Immédiatement, M. Aristide cesse de me saluer dans les couloirs de la maison. Il ne m’adressera plus jamais la parole au cours des années qui suivent, lorsque je le croiserai dans les cocktails et autres lieux de reproduction littéraire. Pas seulement lui : sa cour aussi – et elle est nombreuse. Des gens qui m’invitaient à déjeuner (hum…) sans raison particulière, cessent non seulement de le faire, mais aussi de me saluer. Serais-je devenue transparente ? Cela ne va pas durer, voyons ! Naïve et provinciale, je suis incapable d’interpréter ces faits et d’anticiper leurs conséquences à terme. J’entame la rédaction de mon prochain roman sans m’en préoccuper davantage.

Mme Gervaise tombe gravement malade dans l’année qui suit (trop de pression pour cette pionnière ?). Elle ne s’occupe plus du tout de moi. Je suis récupérée de justesse par M. Julien, qui a gardé un pied dans la maison, mais a forcément perdu beaucoup de son influence. Il parvient à contourner M. Aristide au comité de lecture, et mon troisième livre paraît dans l’indifférence générale. Les attachées de presse qui me fêtaient pour les deux premiers m’ignorent totalement. Aucun article, ventes dérisoires. Or je suis encore liée à cet éditeur par la clause du droit de préférence ou droit de suite pour deux autres livres (clause à ne jamais signer, mais elle tend à disparaître des contrats). Fin de l’Acte Deux.

M’en fout, M. Julien m’invite toujours à déjeuner ! Et il me fait de plus en plus de confidences. Il a une épouse légitime, de sa génération, et une maîtresse officielle, qui pourrait être sa petite-fille. Il l’a lancée dans le journalisme où elle fait carrière grâce à ses relations (les petites amies de journalistes, d’auteurs ou d’éditeurs poussées par ces derniers sont légion, mais là n’est pas la question). M. Aristide en a eu un enfant, adopté par son épouse (vous suivez ? y aura une interro à la fin), à qui il n’a jamais caché sa liaison. Mais patatras ! voilà que sa maîtresse le quitte (pour une femme, d’ailleurs, mais là n’est pas non plus la question). M. Julien est effondré, son cœur saigne, son orgueil masculin est blessé.

Mais je suis là, moi ! À sa portée, et point trop repoussante. Deux mois plus tard, M. Julien me déclare sa flamme dans une lettre ma foi fort bien tournée. Je fais le calcul : il a 47 ans de plus que moi. Une paille…

J’éconduis gentiment M. Julien, avec qui je parviens à rester en contact amical jusqu’à sa mort. Pendant ce temps, M. Aristide poursuit son ascension fulgurante et devient un baron des lettres, un faiseur de Prix. Il y aura toujours beaucoup plus de femmes que d’hommes dans son « écurie » (pourquoi ne dit-on pas « plus de pouliches que d’étalons » ? voilà un champ sémantique bien bancal).

Et moi ? Je suis définitivement grillée dans la maison. Obligée d’attendre deux refus de suite pour me libérer de la fameuse clause de préférence. Balzac, au secours, les épiciers sont de retour ! Je mettrai des années pour retrouver un éditeur. Fin de l’Acte Trois.

Je citerai encore un cas parmi d’autres. Il s’agit cette fois de mes travaux mercenaires, mes jobs alimentaires. Un homme, lui aussi âgé, me reçoit chez lui pour discuter d’une collaboration d’écriture. Je suis ravie d’obtenir cette commande car mes finances sont au plus bas, ce projet destiné à durer plusieurs mois tombe à pic. Alors que nous venons juste de nous mettre d’accord sur tout, modalités et tarifs, il pose sans transition la main sur ma cuisse. Je lui restitue sa paluche en expliquant poliment que je ne suis pas disponible. Il semble comprendre. Nous nous séparons bons amis.

Que tu crois ! La commande, je n’en verrai jamais la couleur.

À quoi bon développer ? Les anecdotes du même tonneau se suivent et se ressemblent au fil des années, affligeantes de conformisme. Selon mon expérience, les hommes français éconduits vous punissent toujours. J’ai établi une moyenne de dix ans de pénitence avant qu’ils daignent passer l’éponge. Plus de publications. Plus de commandes. Plus de revenus. Carrière en dents de scie.

Les premiers temps, j’interprétais cela comme des incidents de parcours, une sorte de série noire. Mais un beau jour j’ai tout remis en perspective, et j’ai admis qu’il s’agissait en fait d’une énorme injustice, qui affectait considérablement mon destin de femme et d’écrivain. Et voilà comment je suis devenue féministe !

Je rappelle aux jeunes lectrices qu’à l’époque, la notion même de harcèlement était encore dans les limbes. La pénalisation de tels abus restait à des années-lumière. Le fait d’utiliser sa position dominante pour obtenir des faveurs sexuelles était considéré non seulement comme normal, mais valorisant. Ces messieurs se vantaient entre eux de leurs « conquêtes ».

Mon tort est de n’avoir jamais parlé à quiconque de ces mésaventures. Elles faisaient partie du décor. Ainsi, je n’ai jamais révélé à M. Julien les raisons véritables de mon refus de M. Aristide. Ce silence complice en dit long…

Je suis convaincue que la question n’est pas réglée aujourd’hui, même si la législation a évolué. Le problème est avant tout culturel et éducatif. Le sexisme, le machisme, la misogynie sont très ancrés dans nos mœurs, y compris dans des secteurs qu’on imagine volontiers à l’abri de ces vilains penchants : le monde intellectuel et artistique, lettres, édition, journalisme, théâtre, musique, université (je me souviens d’un prof de fac s’exclamant : « Tu te rends compte, elle veut faire sa thèse sur une femme, et contemporaine, en plus ! » – or ce prof était… une prof), sans même mentionner le monde politique, bien connu pour cela.

Peut-être que, dans ces milieux qui affichent souvent des idées « progressistes », les hommes croient sincèrement avoir surmonté le problème ? Cela expliquerait que le déni y soit plus puissant qu’ailleurs. Quand finalement, j’ai rapporté quelques-unes de ces histoires à de sympathiques confrères, ils ont réagi ainsi : « Si ce n’était pas toi qui me le racontais, je ne le croirais pas. » Eh oui, messieurs, c’est tout le problème : vous n’y croyez pas parce que vous ne le pratiquez pas. C’est déjà ça, mais bon sang, réveillez-vous, et indignez-vous pour nous !

Pas plus tard que la semaine dernière, une jeune éditrice qui aurait dû succéder à un éditeur parti à la retraite, m’a raconté son entretien avec le directeur. Il lui a balancé carrément qu’il ne voulait pas d’une femme à ce poste-là, et qu’il allait nommer un homme extérieur à la boîte. Ce qu’il a fait, tout en augmentant le salaire de la jeune femme en guise de compensation… (Sur l’inégalité hommes/femmes dans les secteurs culturels, reportez-vous à ce rapport récent.)

Élargissons la focale : en France, le manque de statut est un handicap dans un système encore marqué par l’Ancien Régime, où prévaut la reproduction des élites. Si l’on est isolée, sans appui, ni « fille de » ni « femme de », n’ayant pas fait la grande école qu’il faut, alors on est une proie facile. C’était mon cas, et malheureusement, je n’avais personne dans mon entourage pour m’éclairer et me conseiller.

Par la suite, j’ai en partie résolu le problème en m’adressant de préférence à des éditrices. Elles sont de plus en plus nombreuses dans le métier et, depuis quelques années, elles parviennent enfin au sommet de la hiérarchie, comme on le voit dans cet article. En outre, il y a actuellement toute une génération de « filles de » qui succèdent à leurs papas, nous informe Livres-Hebdo d’aujourd’hui. Mes étudiants en édition sont désormais des étudiantEs, sauf exception (nous pratiquons même la discrimination positive envers les garçons, les recrutant à un niveau moindre que les filles !).

Mais ne nous réjouissons pas trop vite : on sait que les professions se féminisent lorsqu’elles sont abandonnées par les hommes, qui n’y trouvent plus suffisamment de prestige, de pouvoir, de salaires élevés. C’est le cas par exemple de la traduction ou de l’enseignement, secteurs presque entièrement féminisés.

Depuis des années, j’aborde au moins une fois les questions de sexisme avec mes étudiantes, les exhortant à changer les mentalités une fois qu’elles seront aux commandes. Nous allons bientôt savoir si ce sera le cas… Je les mets en garde contre l’idée implicite que le travail artistique d’une femme peut attendre, qu’il a moins de valeur que celui d’un homme. Je leur explique que certains sujets de livres sont perçus comme non-féminins. Elles doivent en prendre conscience pour éviter de censurer ou d’écarter des manuscrits émanant de femmes. Il n’y a pas que la vie du corps, les sentiments, l’amour, les parents vieillissants, les enfants difficiles, et autres sujets socialement acceptables, qui leur soient réservés. Il y a aussi la politique, les luttes sociales, la guerre, la finance, la science, que sais-je encore…

VirginiaWoolfComme disait Virginia Woolf : « Il est néfaste pour qui écrit de penser à son sexe. Il est néfaste d’être purement homme ou femme ; il faut être féminin-masculin ou masculin-féminin. »

Mon plus grand défaut est d’être née avec la certitude que j’étais l’égale des hommes. Franchement, je ne sais pas d’où me vient cette bizarrerie ! Ainsi je n’ai aucun regret d’avoir dit non aux éditeurs, malgré les conséquences imprévues. Aucune fierté non plus : c’est comme ça, voilà tout. On ne se refait pas.

Je sais, je n’ai pas répondu à la question posée dans le titre. Parce que c’est à vous, mes chères consœurs, d’y répondre à votre manière…

Mais il était temps de parler de ces choses-là, vous ne croyez pas ?


Des questions, des commentaires ? Allez voir un peu plus bas ! Et si l’envie vous taraude de goûter à mes écrits, ne résistez plus : mon dernier roman, Platonik, est ici (imprimé ou numérique). Pour vous en donner le goût, vous pouvez lire cette chronique-ci, ou celle-là !

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11 réflexions au sujet de « Faut-il coucher pour être publiée? »

  1. Oh la bonne idée que voilà, une fois de plus ! Merci, Nila, on peut décidément compter sur toi pour mettre les pieds dans le plat. Bien sûr, que la promotion canapé fait partie intégrante du monde de l’édition. Pour ma part, je n’ai rien connu de plus que la réflexion d’un directeur de grande maison, affirmant que mon mari ne me méritait pas (il se trouve d’ailleurs qu’il avait raison 😉 mais il n’avait aucun moyen de le savoir.) Je n’ai pas relevé l’invite, et il n’y a pas eu de sanctions, mais combien de jeunes filles et de jeunes femmes ont dû passer sous les fourches caudines de l’androcratie dominante ? Les choses progressent, mais ceux et celles qui s’imaginent que ces pratiques n’existent plus se trompent, hélas…

  2. C’est la Journée Internationale de la Femme aujourd’hui, et je tenais à saluer ce brillant article, qui aborde avec vaillance ce sujet si intime et douloureux.

    A l’instar de tous les autres tabous de l’édition, celui de ce droit de cuissage si médiéval montre que le terme « mafia de l’édition » est loin d’être usurpé dans de trop nombreux cas.

    Oui, l’omerta, la loi du silence règne à ce sujet. Si j’avais un témoignage personnel à soumettre, je le ferais: je ne veux pas parler au nom des autrices (cela sonne bizarre, « autrice » mais la phallocratie se niche jusque dans les mots, et comme l’a expliquée l’autrice Audrey Alwett, « autrice » devrait avoir droit de cité autant qu' »actrice ») qui m’ont livrée des confidences à titre personnel.

    Je les encourage néanmoins à témoigner, même sous forme anonyme.

    Le titre de l’article est excellent, et je ne souhaite pas qu’il change. Juste signaler un autre titre un brin provocateur qui m’est venu à l’esprit: « La France, pays des Droits Médiévaux du Mâle ».

    Encore bravo pour cet article, Nila! 🙂

    1. Merci de cette belle réaction d’un « mâle » ėclairé!!
      Juste un ajout sur les termes féminisés tels que « autrice » ou « écrivaine »: si je ne les adopte pas pour ma part, je n’ai rien contre évidemment. Je suis assez conservatrice quand il s’agit de la langue. Et puis, quand j’ėtais gamine, je voulais être « écrivain »! C’est difficile à changer plus tard.

    1. C’est drôle que vous disiez cela, car j’envisageais de finir mon post par un mot sur les « vieux » auteurs (dont vous ne faites pas partie à 50 ans!!). Etre vieux est un handicap pour se faire publier, et c’est une autre injustice révoltante.

  3. Très bel article qui n’est autre, malheureusement, que le reflet de notre société.
    Heureusement, dans l’histoire de l’édition, certains grands noms ont eu des filles, cette filiation a permis aux premières femmes de devenir écrivains. Il ne faut pas se leurrer, notre société n’a que peu évolué. Plus besoin de pseudonyme, et George Sand aurait ses lettres de noblesse de nos jours sans se dissimuler derrière un nom d’homme.
    Quant à la question faut-il coucher ? Bien évidemment non.
    Que ceux qui usent de leur position, promettant monts et merveilles en échange de plaisir charnels, finissent en prison. Ou mieux, que leurs supérieurs leur proposent la même chose pour pouvoir garder leurs postes !

  4. Bonjour, Nila. Merci pour cet article dont le contenu ne m’étonne pas. Bravo pour votre intégrité ! Bon, la question qui tue : si l’éditeur, le vieux, avait été jeune, beau et extrêmement séduisant, est-ce que… ? … Bon, ok, je sors, je n’ai pas pu résister. Lol. Non, sérieusement, ayant opté pour l’autoédition, j’évite l’écueil du harcèlement et apparemment, celles qui réussissent à sortir du lot et sont contactées par des éditeurs sont en position de force et imposent leurs conditions. Évolution à suivre.

    1. Mais non, ma chère Sandra, ne sortez pas surtout!! Je n’ai pas précisé que M. Aristide était jeune, et pas mal physiquement. C’est la pression qu’il exerçait sur moi qui me l’a rendu répugnant. Et aussi, la pénitence inélégante qui a suivi: il m’a carbonisée dans la maison, ce qui prouve bien qu’il n’avait aucun sentiment sincère pour moi, et aucun scrupule en général.
      Intéressante, votre remarque sur les femmes autoéditées qui sont repérées par les éditeurs tradis. En effet, leur point de départ n’est pas le même que le mien à l’époque. A suivre, comme vous dites.

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